Et, du sous-sol, on pouvait s'enfuir par une porte basse qui donnait dans le jardin. Mais cette porte basse était toujours fermée par un verrou à clef.

Or, il la trouva ouverte.

Dehors, il aperçut, dans la vague clarté que versait un ciel nuageux, la silhouette qui contournait le château. Il la retrouva, sur la droite, au fil d'une allée qui, entre deux pelouses, atteignait une rivière.

D'Orsacq prit un raccourci et gagna un monticule d'où l'on dominait, à un certain endroit, le cours nonchalant de cette rivière. De fait, l'homme bondit à vingt mètres au-dessous de lui. D'Orsacq, qui avait braqué son revolver, tira. Il y eut un cri. Mais si l'ennemi était atteint, la blessure ne devait pas être grave, car il disparut de nouveau.

Et Jean d'Orsacq ne vit plus rien, ne trouva plus rien, n'entendit plus rien.

D'Orsacq avait un caractère à décisions rapides et à réactions très nettes. Abandonnant la poursuite, il revint au château où il se rendit compte que tout était tranquille, que les lumières étaient éteintes à toutes les chambres, et que sa femme dormait.

Alors il se retira chez lui et se coucha.

Le lendemain, ayant interrogé, il sut que l'incident n'avait réveillé personne, et que le bruit de la détonation n'avait pas été perçu.

Il garda donc le silence. À quoi bon parler ?

Il descendit le long de la rivière, jusqu'à une série de grottes creusées sous les monticules, puis jusqu'au mur qui cernait le parc. Vaines recherches. Mais, ayant suivi le mur, il arriva devant une petite grille renforcée de plaques en fer et que clôturait une ouverture cintrée que l'on n'utilisait jamais. L'individu avait-il passé par là, à l'aller comme au départ ? Mais, en ce cas, il eût été nécessaire qu'il eût la clef de cette issue.

Cependant, il y avait des traces de pas dans l'herbe environnante…

Vers onze heures, une nouvelle se répandit dans le château. À cinq cents mètres au-delà du village, on avait trouvé, en travers de la route nationale, le cadavre d'un homme renversé sans aucun doute par une automobile. Or, ce cadavre portait au bras gauche, sous deux mouchoirs qui formaient compresse et qui étaient rouges de sang, une plaie du fond de laquelle on finit par extraire une balle de revolver.

Il était à supposer que l'homme, blessé, perdant son sang en abondance, était tombé en travers de la route où une automobile l'avait écrasé. Mais qui avait tiré cette balle de revolver ?

L'après-midi, rencontrant un des gendarmes, d'Orsacq apprit le nom de la victime. C'était un sieur Agénor Bâton, domicilié à Paris, rue de Grenelle.

D'Orsacq se souvint. Trois ans auparavant, il avait renvoyé de ses bureaux de Paris un sieur Agénor Bâton, employé chez lui comme homme de peine, et qu'il avait surpris un jour en train de fouiller dans ses papiers.

Était-ce Agénor Bâton son visiteur de la veille, qu'il avait poursuivi et blessé ? Fort probablement.

Était-ce Agénor Bâton qui avait de nouveau fouillé dans les tiroirs de ses bureaux de Paris ? Fort probablement.

Mais alors il aurait fallu qu'il eût :

1° la clef même des bureaux de Paris et celle de la pièce particulière de d'Orsacq ?

2° la clef de la petite grille du château et celle de la porte de service par où l'on pénétrait dans le sous-sol ?

En tout, quatre clefs. Était-ce admissible ?

Et, d'autre part, que cherchait-il, à Paris ? Que cherchait-il au château le soir même où d'Orsacq enfermait les titres dans son coffre-fort ?

Toutes ces questions se présentèrent à l'esprit du comte Jean d'Orsacq durant les jours suivants, et pendant l'enquête que l'on fit aux environs. Mais ni la justice ni lui n'aboutirent à la moindre certitude. La justice ne recueillit aucun renseignement sur l'existence, sur la famille, et même sur l'identité du personnage. Était-ce son véritable nom que ce nom d'Agénor Bâton, inscrit sur une feuille de calepin ? On l'admit, parce qu'il habitait, en effet, sous ce nom, une mansarde à l'adresse indiquée. Mais on n'en fut pas très sûr.

Le hasard fit même, comme tout le personnel des d'Orsacq avait été renouvelé, que l'on ne remonta point jusqu'à cet Agénor Bâton que d'Orsacq avait employé jadis dans ses bureaux de Paris.

D'Orsacq n'était pas homme à se tourmenter pour un problème difficile, ni même à s'y intéresser. Ayant résolu de se taire sur des incidents qui ne concernaient que lui et qui ne pouvaient plus avoir de suite, puisque le personnage était mort, il remit au destin le soin de lui fournir les explications nécessaires, quand le jour des explications serait venu.

Pour l'instant, il n'y pensa même plus. L'existence offrait à ce grand amoureux de la vie des sources d'intérêt constamment renouvelées qui ne lui permettaient pas de s'attarder au passé. Christiane allait-elle accepter l'invitation ? Christiane répondrait-elle à son amour ? Voilà ce qui le passionnait.

Ce n'est qu'au moment le plus intense du drame inattendu qui allait atteindre d'Orsacq, à la minute suprême de son existence, que la clarté jaillit dans les ténèbres.

Et à cette minute-là, le drame était si terrifiant que la solution de l'énigme ne pouvait plus influer sur l'inévitable dénouement.

Les événements qui suivent, relatifs au crime et au vol que nous allons raconter, furent si rapides, qu'il ne s'écoula pas vingt heures entre les péripéties initiales et le coup de théâtre qui mit fin brusquement à l'instruction ouverte. Lorsque la nuée des journalistes s'abattit autour du château d'Orsacq, on peut dire que tout était terminé. Ils se heurtèrent à des grilles closes et à des consignes de silence.

À force de recherches patientes, il nous a été possible de reconstituer l'histoire de ces vingt heures avec assez de minutie et de certitude pour que l'on aperçoive tous les faits essentiels, et rien que ces faits ; et pour que l'on entende toutes les paroles qui concoururent à la découverte de la vérité, et rien que ces paroles.

Et ainsi, cette étrange aventure, si nonchalante dans son court, développement judiciaire, mais si ramassée dans le temps et dans l'espace, si chargée de psychologie et si troublante par l'explosion d'instincts ignorés, si logique par l'enchaînement des faits et si bouleversée par les caprices du hasard, est dévoilée ici pour la première fois, en sa simplicité et son horreur.

Ce qu'il y a de plus tragique dans la vie, ce ne sont pas les drames qui naissent de nos seules fautes et de nos seules passions, mais ceux auxquels le destin semble ajouter, inutilement et méchamment, sa part inhumaine d'extravagance, de folie et de fatalité.

PREMIÈRE PARTIE – LA SOIRÉE

 

 

Chapitre 1

 

Ce dimanche-là, ainsi que tous les ans à l'ouverture de la chasse, l'après-midi fut plein d'animation et de gaîté au château d'Orsacq.

C'est un très noble château, dont il ne reste, comme preuve de son origine féodale, qu'une vieille tour massive qui forme l'aile droite et à laquelle s'appuie un long bâtiment sans style qui date du XIXe siècle. Mais la cour d'honneur, toute pavée comme au temps des rois, et gardée par de belles statues, est de grande allure, et l'autre façade où donnent toutes les chambres, domine une vaste pelouse qui descend vers l'eau paresseuse d'une rivière.

Le matin, le comte d'Orsacq et ses hôtes allèrent à la chasse.

Dès trois heures, les grilles de la cour furent grandes ouvertes, et la foule des villages voisins se répandit dans le parc et dans le bois situés sur l'autre rive, tandis qu'arrivaient en automobile les châtelains des environs et les invités de Paris, d'où le château n'est distant que de quatre-vingts kilomètres.

Il y eut d'abord, pour les paysans, des jeux sur la pelouse, mâts de cocagne, courses en sac et autres divertissements. Puis courses à la nage et concours de plongeons près de la chute où l'eau est plus profonde. Gustave, le neveu du jardinier, s'y distingua.