Mais tout le succès fut remporté par Amélie, la femme de chambre de Mme d'Orsacq, camériste avenante dont les formes parfaitement moulées dans un maillot succinct furent très appréciées. À quatre heures trois quarts, sur l'esplanade de la cour d'honneur, un goûter fut servi qui réunit paysans et gens du monde. À cinq heures et demie – le comte était un organisateur féru d'exactitude – des groupes de jeunes filles et de petites filles, jambes nues et bras nus, exécutèrent des danses rythmiques d'une grâce incomparable.
Une heure plus tard, comme le soleil se couchait derrière les collines, la foule et les invités étaient partis, et la comtesse, toujours assez lasse, se retira dans son appartement.
Jean d'Orsacq, avec la demi-douzaine d'hôtes qui habitaient le château depuis une semaine, resta un moment sur la terrasse qui s'étend sous les fenêtres du premier étage, vers la gauche. Il faisait assez lourd, un de ces temps où la pluie menace dans un ciel bleu. Puis, on rentra s'habiller pour le dîner.
Un large vestibule, dallé de noir et de blanc, conduit à l'escalier principal qui débouche sur le long couloir des chambres. D'Orsacq ne monta pas tout de suite, comme ses invités. Traversant les pièces du rez-de-chaussée, c'est-à-dire la salle à manger et les deux salons, il pénétra dans la salle ronde, aménagée en bibliothèque, qui occupait la vieille tour, et d'où la galerie supérieure, à laquelle on accédait par un escalier de bois sculpté, communiquait avec le boudoir de Mme d'Orsacq.
Il fut assez surpris de trouver, dans cette bibliothèque, le neveu du jardinier, Gustave, qui portait une brassée de grandes fleurs.
– Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.
Gustave, un garçon d'une vingtaine d'années, le regard fuyant, la tête trop grosse, gêné dans son costume du dimanche, mais de bonne mine et les joues fraîches, répondit :
– C'est madame la comtesse qui m'avait dit d'apporter des fleurs pour ici.
– Eh bien, il fallait les remettre à la femme de chambre.
– Amélie est occupée avec Madame et n'a pas voulu que j'entre là-haut… alors…
– Laisse tes fleurs sur cette table.
Gustave obéit.
C'est toi, reprit d'Orsacq, qui as ouvert le placard ?
Il désignait, à droite, le placard creusé dans le mur et qui contenait le coffre-fort.
– Non, monsieur le comte, affirma Gustave.
Le comte l'observa, puis ordonna :
– C'est bien. Va-t-en.
Le garçon sortit. D'Orsacq poussa le battant, mais, la serrure fonctionnant mal, il disposa un fauteuil de façon que le placard parût fermé.
Ensuite, craignant de déranger sa femme, il repassa par les salons et le vestibule, monta l'escalier principal et gagna son appartement, lequel était contigu à celui de la comtesse d'Orsacq. Vers huit heures, il sortait de son cabinet de toilette, et, après avoir frappé, entrait dans la chambre de sa femme au moment où la cloche du château annonçait le dîner.
– Tu es prête, Lucienne ?
Ce n'est que le premier coup qui sonne, dit-elle en achevant de se coiffer.
Il la regarda dans le miroir et lui dit :
– Tu es en beauté, ce soir.
Ce n'était pas vrai. Lucienne ne pouvait pas être en beauté, ce soir-là plus que les autres, parce qu'elle n'avait jamais l'air aimable, qu'elle portait des lunettes qui grossissaient inégalement ses yeux de myope, et que son visage, trop pâle et maladif, manquait totalement d'expression. Mais Jean d'Orsacq était de ces maris qui, ayant toujours à se faire pardonner, prennent l'habitude de traiter leur femme avec une courtoisie exagérée.
– Tu n'est pas trop fatiguée par la réception de tantôt ? demanda-t-il.
– Je suis toujours fatiguée, dit Lucienne.
– Tu prends tant de drogues !
– Il faut bien… pour me remonter.
– Est-ce pour te remonter que tu avales chaque soir un soporifique ?
– C'est un supplice que l'insomnie ! gémit-elle.
II tourna un moment dans la pièce, cherchant un sujet de conversation, car il ne savait jamais quoi dire à sa femme. Si liés qu'ils fussent par les habitudes, par la communauté de la vie et par une réelle affection, il n'y avait pas entre eux la moindre intimité. Il vivait près d'elle en amitié et en confiance, et se contentait de savoir qu'elle avait pour lui un grand attachement. À la fin, il prononça – comme s'il poursuivait une idée qui l'eût préoccupé :
– Comment mon pauvre père a-t-il pu jadis choisir un emplacement aussi baroque pour y mettre son coffre-fort ?
– Où l'aurais-tu mis, toi ?
– N'importe où, excepté où il est.
– Qu'est-ce que cela peut te faire, puisque tu n'y enfermes que des paperasses sans intérêt ?
– Tout de même…
– Et encore faudrait-il pour l'ouvrir, reprit Lucienne, que l'on connût le mot de la serrure.
– Ça, évidemment, dit-il, tu as raison… Tiens, voilà le second coup qui sonne…
Il s'arrêta :
– À propos, tu avais bien dit à Gustave d'apporter des fleurs coupées ?
– Oui, mais pas de venir frapper à ma porte au moment où je me reposais. J'étais furieuse. Depuis, Amélie a dû les arranger, ces fleurs…
La comtesse, suivie de son mari, traversa son boudoir, ouvrit la porte qui donnait sur la galerie de la bibliothèque et descendit la quinzaine de marches de l'escalier. Leurs invités les attendaient.
La pièce, circulaire et de grandes dimensions, s'ornait de rayons que recouvraient des milliers de livres à belles reliures de cuir fauve. Une seule fenêtre, mais très large, dominait de deux ou trois mètres l'immense pelouse qui s'allongeait jusqu'à la rivière. Il n'y avait également qu'une porte à l'opposé, celle qui livrait passage vers les salons et la salle à manger.
Les deux battants en furent poussés presque aussitôt par le maître d'hôtel. D'Orsacq le prit à part, tandis que sa femme et les invités allaient à table, et lui dit :
– Comment se fait-il, Ravenot, que ce placard soit toujours entrebâillé ?
– C'est de la faute de la serrure, monsieur le comte, le serrurier doit venir demain.
– Vous y veillerez, n'est-ce pas ? En attendant, laissez ce fauteuil tout contre.
Le dîner fut très gai. Autour de la table, outre les châtelains, il y avait deux vieux garçons, Boisgenêt et Vanol, amis intimes, qui ne cessaient de se quereller, Boisgenêt avec esprit et bonne humeur, Vanol avec amertume et colère, et deux ménages, les Debrioux et les Bresson.
Les Debrioux parlaient peu ; lui, Bernard, d'aspect timide, effacé, avec une expression inquiète et tourmentée ; elle, Christiane, très belle, de visage passionné sous ses cheveux blonds ondulés, tour à tour souriante et grave, attentive et distraite, amusée et songeuse, assez énigmatique. En revanche, le jeune couple Bresson semblait ignorer le silence.
C'étaient des boute-en-train, par profession, par goût et par nécessité. Avides de luxe, courant les invitations, ils payaient leur écot à force de rires, de clameurs, d'espiègleries et d'inventions plus ou moins cocasses.
Comme à l'ordinaire, Lucienne d'Orsacq somnolait, absente, n'écoutant rien de ce qui se disait, mangeant à peine, toute aux flacons de pilules et aux boîtes de cachets qui s'amoncelaient devant son assiette, dans un plateau de cristal. Son mari contrastait avec elle par son excès de vie, par son appétit, par sa verve, par son exubérance. Carré d'épaules, le torse puissant dans son smoking de bonne coupe, le visage massif, le front haut et intelligent, il avait une physionomie qui imposait la sympathie. Il parlait beaucoup, de lui, de ses affaires, de ses entreprises financières, des coups de Bourse qu'il avait réussis ou qu'il complotait. Mais il en parlait d'une façon si pittoresque et d'une voix où palpitait tant d'énergie que l'on ne se lassait pas de l'écouter. Il s'adressait surtout aux femmes, à la sienne d'abord avec une déférence affectée, à Léonie Bresson avec un rien d'ironie amicale, à Christiane avec un désir qu'il ne dissimulait pas de capter son attention et de lui plaire.
En tout cas, il intéressait la jeune femme. Ses réparties la faisaient rire, et elle répondait à sa gaîté en sortant parfois d'elle-même, et en s'abandonnant à des minutes d'exubérance où se révélait un esprit vif, curieux de tout et pittoresque.
– L'essentiel, dans la vie, dit-il, c'est de faire des bêtises.
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