J'en ai fait beaucoup, non pas tant par faiblesse ou entraînement que pour me prouver à moi-même que j'étais capable d'en faire, tout en restant d'aplomb sur mes jambes, les épaules effacées et la tête droite. Bernard n'est pas ainsi, n'est-ce pas, mon vieux ?

– Ma foi non.

– Et vous, chère madame ? dit-il en s'adressant à Christiane.

Posément et gaîment, elle répliqua :

– J'ai plutôt la nature de mon mari. J'aime les limites, les garde-fous, les parapets, les espaces tirés au cordeau, l'exactitude et l'égalité. La semaine a sept jours pour moi, et les heures soixante minutes.

– Quel étrange besoin d'étouffer la fantaisie !

– Je ne l'étouffe pas je la surveille. Sans quoi, sait-on jusqu'où elle nous mènerait ?

– Jusqu'au bonheur.

– Le bonheur est dans la règle. Je ne suis jamais aussi heureuse que quand tout est en ordre autour de moi et en moi.

– Le bonheur est dans l'imprévu ! s'écria d'Orsacq. Je ne suis jamais aussi heureux que dans l'excès et le tumulte.

Chacun exposa sa théorie du bonheur. Vanol prônait la santé, Boisgenêt l'argent, et les Bresson, l'agitation.

– Le bonheur, c'est de dormir, dit Lucienne d'Orsacq en se levant, et vous êtes tous des privilégiés, si vous dormez assez, pour le chercher ailleurs.

Léonie Bresson lui rappela que, sur sa demande, on avait projeté d'illuminer la rivière.

– D'accord, dit-elle. Mais laissez-moi prendre un peu de repos. Vous m'excusez, vous tous ?

Elle s'appuya au bras de Boisgenêt qui l'accompagna jusque dans la bibliothèque. Et elle lui dit, en montant l'escalier intérieur pour se rendre dans son boudoir et dans sa chambre

– Qu'on ne me dérange pas, cher ami, au cas où je dormirais. Je suis assez lasse.

– Mais vous venez avec nous ?

– C'est bien mon intention. Mais surtout qu'on ne s'occupe pas de moi.

Boisgenêt resta seul un moment. C'était un monsieur d'une soixantaine d'années, vert encore, et qui cambrait une taille bien prise. Peu de cheveux, mais tous ramenés et ratissés avec un soin minutieux. Tout en sifflotant une scie de café-concert, il jeta un coup d'œil autour de lui, poussa le fauteuil qui maintenait le battant du placard, passa la tête par l'entrebâillement, et referma après avoir aperçu et examiné le coffre-fort à la clarté des lumières qui venaient de la pièce.

Puis, il prit sur la table un paquet de cigarettes à bout d'or, qu'il vida aux trois quarts dans sa poche. Enfin, il alla vers un guéridon ancien, ouvrit un tiroir, et saisit une boîte de superbes havanes dont il choisit et escamota une bonne moitié.

– Monsieur désire un cigare ? dit la femme de chambre qui apportait le plateau des liqueurs.

– Amélie, je n'ai besoin de personne pour faire ma provision de cigares. Ce n'est pas que je fume. Mais il est toujours commode de pouvoir offrir un cigare de luxe à ses amis.

La femme de chambre proposa des liqueurs à Boisgenêt qui répondit :

– Le café d'abord, Amélie.

– Le maître d'hôtel l'apporte tout de suite, monsieur.

– Alors, versez-moi un peu de fine champagne.

Tandis qu'elle versait, il la regardait avec complaisance. Si simple que fût sa robe, elle prenait sur elle un air d'élégance et de raffinement qui lui donnait l'aspect d'une invitée. Son jeune visage plaisait par son ingénuité et sa coquetterie naturelle.

– Je vous ai vue tantôt sortir de l'eau, Amélie. Fichtre !

– Monsieur dit ?

– Je dis fichtre ! Ce qui signifie, en l'occurrence, que vous êtes rudement bien balancée ! Vous avez dû remarquer d'ailleurs, Amélie, depuis le premier jour, que je vous trouvais à mon goût…

– Monsieur plaisante…

– Je ne demande, en effet, qu'à plaisanter, Amélie. Pourquoi n'est-ce pas vous qui apportez mon chocolat, le matin ?

– C'est le rôle du maître d'hôtel, monsieur.

– J'ai horreur de cet individu. Il y a longtemps qu'il est au château ?

– Quinze jours, comme moi. Nous sommes arrivés la semaine d'avant Monsieur.

– Eh bien, il a la figure qui ne me revient pas. Tandis que la vôtre est charmante, Amélie. Et puis, vous sentez rudement bon…

– Quelle chance dit-elle en riant.

– Un parfum dont je raffole… « Le clair de lune sous la roseraie en fleurs après un jour de pluie »… C'est un peu long mais capiteux.

– Le parfum de Madame.

– Je m'en doute. Et comme je ne peux pas embrasser Madame…

D'un geste vif, il embrassa dans le cou Amélie, qui ne chercha pas trop à se dérober. Malheureusement, le maître d'hôtel entrait à la seconde précise, les mains chargées du plateau de café.

– Cré bon sang ! s'écria-t-il.

Boisgenêt se mit à rire.

– Pas de veine ! Je chipe des cigares, la bonne survient. J'embrasse la bonne, le domestique surgit.

– Eh bien, vous en avez du culot, vous ! proféra le maître d'hôtel qui, s'étant débarrassé du plateau, se planta devant Boisgenêt.