Le charretier de la mort

 

Selma Lagerlöf

LE CHARRETIER DE LA MORT

Titre original : Körkarlen

Traduction : T. Hammar

1922 (éd. orig. 1912)

édité par les Bourlapapey,

bibliothèque numérique romande

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LE CHARRETIER

DE LA MORT

I

Une pauvre jeune fille de l’Armée du Salut agonisait.

Elle avait attrapé une de ces phtisies rapides et brutales qui ne vous permettent pas de résister plus d’un an. Tant qu’elle l’avait pu, elle avait continué ses tournées et rempli ses devoirs ; mais quand ses forces l’eurent trahie, on l’envoya dans un sanatorium. Elle y avait été soignée pendant quelques mois sans aucune amélioration, et, comprenant qu’elle était perdue, elle était revenue près de sa mère qui habitait une petite maison à elle dans une rue de banlieue. Là, couchée dans une pauvre chambre étroite où elle avait passé son enfance et sa première jeunesse, elle attendait la mort.

Sa mère s’était installée près de son lit, le cœur serré, mais si absorbée par ses soins de garde-malade, qu’elle ne prenait pas le temps de pleurer. Une Salutiste, qui, comme la malade, appartenait à la classe des visiteuses, se tenait au pied du lit et versait silencieusement des larmes. Ses yeux se posaient avec le plus grand dévouement sur le visage de la mourante ; et, lorsque les pleurs obscurcissaient son regard, elle les essuyait d’un geste brusque. Sur une petite chaise basse, très incommode, que la malade avait beaucoup aimée et qu’elle avait transportée partout avec elle dans ses déménagements, était assise une femme forte avec l’S des Salutistes brodé sur le col de son corsage. On lui avait offert une meilleure place, mais elle désirait rester sur ce siège peu confortable, comme si c’était, en quelque sorte, honorer la mourante.

Ce jour-là ne ressemblait pas à tous les autres : c’était la Saint-Sylvestre. Le ciel pesait gris et lourd. Dans les maisons on avait l’impression du froid et du mauvais temps ; mais dehors l’air paraissait étonnamment tiède et doux. Le sol était tout noir, sans neige. Quelques flocons égarés tombaient lentement, fondant dès qu’ils touchaient la terre. Une grosse chute de neige semblait imminente, mais elle ne se décidait pas. On eût dit que le vent et la neige jugeaient inutile de rien commencer en cette fin d’année et qu’ils se réservaient pour la nouvelle année qui était si proche.

Le même esprit semblait paralyser les hommes. Ils ne prenaient aucune décision. Les rues n’étaient point animées ; on ne travaillait pas dans les maisons. En face du logis de la mourante s’étendait un terrain où l’on avait commencé à enfoncer des pilotis pour une construction. Le matin, quelques ouvriers étaient venus, ils avaient élevé le gros « mouton » en chantant comme à l’ordinaire, puis l’avaient laissé retomber. Mais ils n’avaient pas continué longtemps, et le chantier était bientôt redevenu désert.

Quelques femmes avaient passé, le panier au bras, se rendant à leur marché, mais cela n’avait duré que quelques instants. On avait rappelé les enfants qui jouaient dans la rue, car il fallait s’habiller pour ce soir de fête, et ils n’étaient plus ressortis. Les chevaux, traînant des camions vides, s’en allaient remiser au fin fond du faubourg et prendre un repos de vingt quatre heures. Le calme s’établissait de plus en plus, à mesure que l’après-midi avançait. Chaque bruit qui cessait était un soulagement.

– C’est bon pour elle de mourir la veille d’une fête, dit la mère. Bientôt on n’entendra plus rien du dehors qui puisse troubler ses derniers instants.

La malade avait perdu conscience depuis le matin, et les trois femmes réunies autour de son lit pouvaient dire ce qu’elles voulaient sans qu’elle les entendît. Néanmoins on se rendait facilement compte qu’elle n’était pas dans le coma. Son visage avait changé d’expression à plusieurs reprises au cours de la journée : il avait exprimé de l’étonnement et de l’inquiétude ; il avait pris un air tantôt suppliant et tantôt torturé. Depuis un moment il était empreint d’une indignation puissante qui semblait l’agrandir et qui l’embellissait.

La petite Sœur des pauvres était si transfigurée que sa camarade qui se tenait au pied du lit se pencha vers l’autre Salutiste et lui murmura :

– Regardez donc, capitaine ! Sœur Edit devient si belle ! Elle a l’air d’une reine.

La grande femme se leva de sa chaise basse pour mieux contempler la mourante.

Elle n’avait sans doute jamais vu la petite « visiteuse » sans cet air d’humilité gaie qu’elle avait gardé jusqu’à la fin, si malade et si lasse qu’elle fût.