Aussi le changement l’étonna au point qu’elle ne reprit plus sa place et demeura debout.
D’un mouvement brusque, presque impatient, la petite Sœur s’était remontée sur l’oreiller et, pour un peu, se fût assise dans le lit. Un trait d’indescriptible noblesse donnait à son front une étrange majesté, et, bien que fermées, ses lèvres semblaient prononcer des paroles de blâme et de mépris.
La mère leva la tête vers les deux Salutistes étonnées.
– Elle a été comme cela les autres jours aussi, fit-elle. N’est-ce pas l’heure où elle faisait sa tournée ?
La plus jeune des Salutistes jeta un coup d’œil sur la petite montre fatiguée de la malade qui était là posée tout près du lit.
– Oui, dit-elle, c’est à cette heure qu’elle s’en allait chez les malheureux.
Elle s’interrompit et porta son mouchoir à ses yeux. Dès qu’elle essayait de parler les sanglots lui montaient à la gorge.
La mère prit une des petites mains dures de sa fille entre les siennes et la caressa doucement.
– Elle a eu trop de mal quand elle les aidait à nettoyer leurs taudis et quand elle les sermonnait pour leurs vices, dit-elle, et sa voix révélait une sourde rancune. – Lorsqu’on a eu un travail trop fatigant, on n’arrive pas à en détacher sa pensée. Elle croit être encore parmi eux.
– Il en est parfois ainsi d’un travail qu’on a trop aimé, dit doucement la « capitaine ».
Elles virent les sourcils de la malade se froncer et entre eux un pli qui se creusait de plus en plus, pendant que se relevait sa lèvre supérieure.
– On dirait l’ange du jugement dernier, dit la capitaine d’un ton d’exaltation.
– Que peut-il donc y avoir aujourd’hui à l’asile ? demanda sa camarade qui écarta les deux femmes pour passer doucement sa main sur le front de là mourante.
– Sœur Edit ne vous en inquiétez pas ! poursuivit-elle en la caressant. Sœur Edit, vous avez fait assez pour les malheureux.
Ces paroles semblèrent avoir eu le don de délivrer la malade des visions qui la hantaient. La tension, la colère s’effacèrent de ses traits. L’expression douce et souffrante, qui lui avait été coutumière pendant toute sa maladie, lui revint.
Elle rouvrit les yeux ; et, en voyant sa camarade penchée sur elle, elle posa la main sur son bras et voulut l’attirer.
La Salutiste devina plutôt qu’elle ne saisit le sens de ce léger contact. Elle comprit la prière muette des yeux et se baissa jusqu’aux lèvres de la malade.
– David Holm, articula la mourante.
La Salutiste secoua la tête : elle avait peur d’avoir mal entendu. La malade faisait des efforts extrêmes pour arriver à s’exprimer. Elle répéta, en s’arrêtant sur chaque syllabe :
– Da-vid Holm. En-voyez cher-cher Da-vid Holm !
Elle plongea en même temps son regard dans les yeux de son ancienne camarade, jusqu’à ce que celle-ci l’eût enfin comprise. Alors elle se laissa aller à l’assoupissement ; et, après quelques minutes, elle fut de nouveau très loin, au milieu de quelque scène atroce qui remplissait son âme d’irritation et d’angoisse.
Sa camarade se redressa. Elle ne pleurait plus. Elle était en proie à une émotion qui avait tari ses larmes.
– Elle veut que nous envoyions chercher David Holm !
La mourante semblait avoir fait là une demande terrible. La grande et forte capitaine en fut aussi bouleversée que sa compagne.
– David Holm ! s’écria-t-elle. Ce n’est pas possible. Comment pourrait-on laisser entrer David Holm près d’une mourante ?
La mère de la malade avait suivi les changements de physionomie de sa fille, dont le visage avait repris son air de juge courroucé. Elle adressa une question muette aux deux femmes.
– Sœur Edit veut qu’on envoie chercher David Holm, dit la capitaine de l’Armée de Salut, mais nous ne savons pas si vraiment c’est une chose à faire.
– David Holm ? interrogea la mère, perplexe. Qui est David Holm ?
– C’est un de ceux qui ont donné beaucoup de mal à Sœur Edit, un de ceux sur qui le Seigneur n’a pas permis qu’elle eût de pouvoir.
– Mais peut-être Dieu a-t-il voulu, capitaine, hasarda la jeune Salutiste, que Sœur Edit agît sur lui dans ses derniers moments.
La mère de la malade lui jeta un regard amer :
– Vous avez eu ma fille à vous tant qu’elle gardait une étincelle de vie. Laissez-la-moi maintenant qu’elle va mourir.
La question parut tranchée. La jeune Salutiste reprit sa place au pied du lit. La capitaine se rassit sur la petite chaise, ferma les yeux et s’abîma dans une prière à voix basse. Les autres comprirent d’après les quelques mots qui leur parvenaient qu’elle implorait Dieu pour que l’âme de la jeune Sœur pût quitter la vie en paix, sans être préoccupée et tourmentée des devoirs et des soucis qui appartiennent à cette terre d’épreuves.
Elle fut tirée de sa prière par la jeune Salutiste qui lui mit doucement la main sur l’épaule.
La malade avait repris connaissance encore une fois. Mais cette fois elle n’avait plus son air de douceur et d’humilité. Son front s’obscurcissait du reflet d’un orage intérieur.
La petite Salutiste se pencha tout de suite vers elle, et elle entendit très nettement cette question posée sur un ton de reproche :
– Pourquoi, Sœur Maria, n’avez-vous pas envoyé chercher David Holm ?
La jeune fille voulait sans doute présenter quelques objections, mais ce qu’elle lut dans les yeux de la mourante les lui fit taire.
– J’irai le chercher, Sœur Edit, dit-elle.
Puis, se tournant vers la mère comme pour s’excuser :
– Je n’ai jamais pu rien refuser à Sœur Edit, et je ne commencerai pas ce soir.
La malade referma les yeux avec un soupir de soulagement, et sa jeune camarade quitta la petite chambre, où le silence se reforma. La capitaine priait avec ardeur et angoisse. La poitrine de la malade travaillait, et sa mère s’approcha plus près encore du lit comme pour protéger sa pauvre enfant contre la souffrance et la mort.
Au bout de quelques moments, la malade regarda de nouveau autour d’elle du même air impatient que tout à l’heure. Mais quand elle vit la place de sa camarade vide, elle comprit qu’on avait tenu compte de son désir ; et son expression s’adoucit.
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