Nous ne pouvions pas nous empêcher de rire en la regardant. Elle était ravie comme une enfant. Et vous savez bien, Gustavsson, que lorsque Sœur Edit est heureuse, tous ceux qui la voient le deviennent aussi.

– Alléluia ! je le sais, répondit le Salutiste.

– Sa joie dura tant que les camarades étaient là, reprit Sœur Maria, mais après leur départ, une oppression et une forte angoisse l’assaillirent, et elle me demanda de prier avec elle pour que le mal qui partout rôde ne fût pas plus fort que nous. Nous nous sommes agenouillées, et nous avons prié pour notre asile et pour nous-mêmes et pour tous ceux que nous espérions secourir. Et pendant que nous étions encore à genoux, la sonnette de la porte se mit à tinter. Les camarades venaient de partir, et nous nous sommes dit que c’était peut-être l’un d’eux qui avait oublié quelque chose. Nous sommes descendues ouvrir toutes les deux. À la porte nous n’avons point trouvé de camarade, mais un homme, un de ceux pour qui l’asile de nuit était créé. Je vous avouerai, Gustavsson, que l’homme qui nous apparut là dans l’encadrement de la porte, grand et loqueteux et ivre au point de vaciller, me parut si effrayant que j’aurais voulu lui refuser l’entrée, puisqu’en somme l’asile n’était pas encore ouvert. Mais Sœur Edit se réjouit que Dieu lui eût envoyé un hôte. Elle était convaincue que Dieu voulait ainsi nous montrer qu’il prenait en grâce notre travail, et elle fit entrer l’homme. Elle lui offrit à souper, mais il répondit par un juron : il ne désirait que dormir. On le conduisit dans un dortoir ; il se jeta sur sa couchette après s’être débarrassé de son veston, et s’endormit immédiatement.

– Tiens, tiens, fait David Holm, elle avait peur de moi !

Il espère que l’être impassible derrière lui comprendra qu’il est toujours le même David Holm qu’avant.

– C’est dommage qu’elle ne puisse pas me voir comme je suis maintenant. Alors elle s’évanouirait de terreur.

– Sœur Edit avait toujours pensé faire au premier hôte qui viendrait à notre asile une petite gentillesse, continua la Salutiste, et j’ai vu qu’elle paraissait déçue quand il s’est endormi si brusquement. Mais elle se consola vite, car elle venait d’apercevoir son veston qu’il avait jeté par terre. Vous savez, Gustavsson, je crois que je n’ai jamais vu rien d’aussi déchiré, d’aussi dégoûtant, d’aussi ignoble.

Il sentait l’alcool et la saleté, oui, on répugnait à y toucher. En voyant Sœur Edit s’en emparer et l’examiner, j’ai eu peur, et je l’ai priée de le laisser puisque nous n’avions encore ni de buanderie ni d’étuve à désinfection. Mais vous comprenez, Gustavsson, que cet homme était pour Sœur Edit l’hôte envoyé par Dieu, et c’était pour elle un travail si doux, de remettre en état son pauvre veston, que je n’ai pu l’en dissuader. Et elle n’a jamais voulu me permettre de l’aider. Comme j’avais dit moi-même que ce pouvait être dangereux de le manier à cause de la contagion, elle n’admettait pas que je pusse y toucher. Mais elle se mit à coudre et à travailler à ce veston pendant toute cette nuit de la Saint-Sylvestre.

Le Salutiste, assis de l’autre côté de la table, lève les bras en extase et joint les mains.

– Alléluia ! fait-il, Dieu soit loué et remercié de nous avoir donné Sœur Edit !

– Amen ! Amen ! dit Sœur Maria, et son visage s’illumine. Dieu soit en effet loué et remercié de nous avoir donné Sœur Edit ! C’est ce qu’il faut se répéter dans le chagrin comme dans la joie. Dieu soit loué de nous avoir donné en Sœur Edit quelqu’un de capable de rester toute une nuit penchée sur cette loque écœurante, aussi heureuse que si elle avait eu entre les mains un manteau royal !

L’homme qui fut jadis David Holm éprouve une sensation étrange de paix et de repos en se représentant la jeune fille, seule dans la nuit, travaillant à repriser le veston d’un misérable chemineau. Après toutes ses émotions et sa colère, cette idée agit sur lui comme un baume. Si seulement Georges ne s’était pas tenu là derrière, sombre, immobile, épiant tous ses mouvements, il eût aimé que sa pensée s’attardât à cette image.

– Dieu soit encore loué ; continue Sœur Maria, que Sœur Edit n’ait jamais regretté d’avoir veillé cette nuit pour recoudre des boutons et raccommoder des accrocs jusqu’à quatre heures du matin sans songer à l’odeur et à la contagion qu’elle respirait ! Oui, Dieu soit loué qu’elle n’ait jamais eu de regrets d’être restée dans cette grande pièce mal chauffée où l’âpre froid de la nuit d’hiver pénétrait et la saisissait !

– Amen ! Amen ! fait le jeune homme à son tour.

– Elle était tout engourdie quand elle eut achevé, dit la Sœur. Je l’ai entendue se tourner et se retourner dans son lit : elle ne parvenait pas à se réchauffer. Elle s’était à peine endormie, qu’il était temps de se lever ; mais j’ai pu la convaincre de rester couchée et de me laisser m’occuper de notre hôte s’il s’éveillait.

– Vous avez toujours été une bonne amie, dit le Salutiste.

– Je sais que c’était un sacrifice pour elle, reprend Sœur Maria avec un demi-sourire ; elle l’a fait pour moi. Mais elle ne put pas rester longtemps tranquille, car l’homme, en prenant son café, me demanda si c’était moi qui avais arrangé son veston et, sur ma réponse négative, il me pria d’aller chercher la Sœur qui avait travaillé pour lui. Il était calme ; son ivresse s’était dissipée, et il parlait en termes plus choisis que ne font en général des gens de son espèce. Comme je savais que ce serait une joie pour Sœur Edit d’entendre ses remerciements et de pouvoir causer avec lui, je suis allée la chercher.