Je vais aller faire une dernière tentative.
Il se lève lentement, comme à regret, et prend son pardessus posé sur le dos de la chaise.
– Je comprends bien, Gustavsson, que vous ne trouvez pas que ce soit très utile de l’amener, dit la jeune femme, en luttant toujours avec les larmes qui l’étouffent, mais vous devez vous dire que c’est le dernier service que vous pouvez rendre à Sœur Edit.
Le Salutiste s’arrête au moment d’enfiler son pardessus :
– Sœur Maria, dit-il, quand bien même ce serait, comme vous dites, le dernier service que je puisse lui rendre, je n’en souhaite pas moins que David Holm ne soit pas rentré ou qu’il refuse de me suivre. J’ai été le chercher à plusieurs reprises aujourd’hui, comme vous et le capitaine me l’avez ordonné, mais j’ai toujours été content que ni moi ni personne nous n’ayons réussi à l’amener.
L’homme couché par terre a tressailli en entendant prononcer son nom, et un vilain rictus tord sa bouche. « Celui-là au moins a quelque grain de bon sens », murmure-t-il.
La femme regarde le soldat de l’Armée de Salut et dit avec une certaine âpreté et d’une voix que les sanglots n’étouffent plus :
– Il est bon que vous formuliez cette fois votre message à David Holm de façon à lui faire comprendre qu’il faut venir.
De l’air d’un homme qui obéit sans conviction, le Salutiste s’approche de la porte. Arrivé là, il se retourne brusquement :
– Et faut-il l’amener même s’il est ivre-mort ? demande-t-il.
– Amenez-le mort ou vif, Gustavsson. Au pire cas, on le laissera dormir et cuver son vin ici. L’important est de le trouver.
Le Salutiste a déjà la main sur la serrure quand soudain il fait demi-tour et revient vers la table :
– Je ne peux pas supporter que David Holm vienne ici, s’écrie-t-il, – et son visage blêmit d’émotion. – Vous savez aussi bien que moi, Sœur Maria, quelle espèce d’homme il est. Trouvez-vous qu’il soit à sa place ici, Sœur Maria ? Trouvez-vous qu’il soit à sa place à côté d’ici, Sœur Maria ? – et il indiquait la porte qui menait à l’autre pièce.
– Si je trouve que…, murmure-t-elle. Mais il ne la laisse pas achever sa phrase.
– Ne savez-vous pas, Sœur Maria, qu’il ne fera que se gausser de nous ? Ce fanfaron dira qu’une des Salutistes l’aimait tant qu’elle n’a pu mourir sans le voir.
Sœur Maria lève la tête et remue les lèvres comme pour répondre vivement, mais elle les resserre de nouveau et réfléchit.
– Je ne puis souffrir qu’il parle d’elle, surtout quand elle sera morte ! poursuit le jeune homme avec véhémence.
Après un moment de silence, la réponse de Sœur Maria vient, grave et énergique :
– Êtes-vous bien sûr, Gustavsson, que David, Holm n’ait pas le droit de parler ainsi ?
L’homme ligoté près de la porte tressaille d’un rapide mouvement de joie. Il en est surpris lui-même, et il jette un regard furtif sur Georges pour voir s’il a remarqué quelque chose. Le charretier est toujours immobile et impassible.
Le Salutiste est tellement abasourdi par la réponse de Sœur Maria qu’il saisit en tâtonnant une chaise. Les quatre murs de la pièce tournent devant ses yeux.
– Pourquoi me dites-vous une chose pareille, Sœur Maria ? balbutie-t-il. Vous ne voulez pas que je croie… ?
Sœur Maria est d’une agitation extrême. Elle referme son poing sur son mouchoir, pendant que les mots se pressent sur ses lèvres. Elle parle comme anxieuse de tout dire avant que la réflexion ne vienne l’arrêter.
– Qui donc aimerait-elle davantage ? Nous deux, Gustavsson, et tous ceux qui la connaissent, nous nous sommes laissé convertir et gagner par elle. Nous ne lui avons point opposé une résistance extrême. Nous ne l’avons point tournée en ridicule et bafouée. Elle n’a pas de remords à cause de nous. Ni vous ni moi, Gustavsson, nous ne sommes cause qu’elle est au point où elle est.
Le Salutiste parut soulagé par ce discours.
– Je n’avais pas compris que vous parliez de l’amour des pécheurs, Sœur Maria.
– Je ne le fais pas non plus, Gustavsson.
À ces paroles si nettes, la même sensation de joie parcourt David Holm. Il s’efforce d’ailleurs de la maîtriser, vaguement conscient que sa fureur, sa résolution bien arrêtée de tenir ferme contre le charretier de la mort, risquerait d’y sombrer.
Sœur Maria s’est tue un moment, se mordant les lèvres pour dompter son émotion. Tout à coup elle semble avoir pris une décision.
– Je peux bien vous raconter ce que je sais, Gustavsson, dit-elle. Rien n’importe plus maintenant qu’elle va mourir. Asseyez-vous un moment, et je vous expliquerai ce que je pense.
L’homme enlève de nouveau son pardessus et reprend sa place à la table. Sans un mot, plein d’attente, il fixe ses beaux yeux sincères sur Sœur Maria.
– Je commencerai par vous raconter notre dernier soir de la Saint-Sylvestre à Edit et à moi, dit-elle. C’est à l’automne précédent qu’on avait décidé au quartier général d’établir un poste ici, dans notre ville. Edit et moi nous avions travaillé terriblement à installer l’asile, aidées d’ailleurs par les autres membres. Et la veille de l’An nous étions assez avancées pour pouvoir emménager. La cuisine et les dortoirs étaient prêts, et nous avions espéré que le lendemain, jour de l’An, nous pourrions ouvrir ; mais c’était impossible, car l’étuve de désinfection et la buanderie n’étaient pas achevées.
Sœur Maria avait eu au début beaucoup de peine à refouler les larmes, mais, à mesura que le récit avançait, sa voix s’affermissait :
– Vous ne faisiez pas encore partie de l’Armée à cette époque, Gustavsson ; sinon vous auriez pris part à cette joyeuse Saint-Sylvestre. Plusieurs camarades étaient montés nous voir, et nous avons offert du thé pour la première fois à notre nouveau foyer. Si vous saviez, Gustavsson, combien Sœur Edit était heureuse d’avoir eu ce poste à installer dans cette ville où elle est née et où elle connaissait chaque pauvre ! Elle ne se lassait pas de regarder nos matelas et nos couvertures flambant neufs et nos murs ripolinés et la batterie de cuisine en cuivre qui y était accrochée toute brillante.
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