Est-ce bien le génie de cette race de poètes, de penseurs, de calculateurs, que symbolisent ces marbres et ces bronzes? Ou bien n'y a-t-il pas; malentendu encore là-dessous, et incompréhension du peuple par les chefs qui le mènent?…
* * * * *
Mon Dieu, que de soldats à Berlin, surtout dans ce quartier des palais! Des factionnaires partout, des postes partout, des fusils dehors étalés en faisceaux: petits soldats tout jeunes et roses, aux figures d'anodines poupées sous le casque, ayant un geste irréprochablement machinal pour porter ou présenter les armes, du matin au soir, aux officiers qui ne cessent de passer, en cette ville ultra-militaire, encombrée d'uniformes. Oh! ils n'ont rien de l'aigle ni du lion, ces bons petits soldats aux yeux naïfs. Et là encore, n'y aurait-il pas malentendu peut-être?… Tel paysan bavarois ou wurtembergeois, père d'une bande de ces enfants-là, n'aimerait-il pas mieux s'arranger avec quelque puissance voisine afin d'avoir plus de colonies où s'en iraient prospérer ses fils, que de les envoyer à la frontière, dans le troupeau innombrable et merveilleusement automatique, et de les faire tuer là, pour qu'on ajoute ensuite quelques nouvelles bêtes féroces en métal autour du palais des rois de Prusse?…
Je dis cela…. Après tout, je n'en sais rien. Et, pour l'heure, je me sens détaché de ce problème; je suis quelqu'un qui s'en va vers l'Inde, chercher la paix religieuse auprès des vieux sages, dans des régions hautes, où n'atteint point le vol des pauvres petits vautours de bronze qui déploient leurs ailes là-bas au bord de la Sprée dans le ciel septentrional….
Non, je n'en sais rien…. Mais, ce que je sais par exemple, c'est qu'en rentrant dans mon pays, ma joie fut immense de réentendre tout à coup des voix françaises. J'aurais embrassé les douaniers de chez nous, par qui je fus réveillé à la frontière,—et pourtant je ne suis pas suspect de partialité envers ce corps-là.—Jamais, au retour des plus longues campagnes dans les plus lointains pays, jamais je n'avais connu tel soulagement à me retrouver en France.
C'est que sans doute, malgré mon parti pris de fraternité, malgré la nature si visiblement débonnaire du peuple berlinois, malgré la courtoisie des grands et l'aimable accueil, un sûr instinct m'avait avisé: je revenais de chez l'ennemi.
VIEILLE BARQUE, VIEUX BATELIER
Au quai de Thérapia, pour passer sur l'autre rive du Bosphore, il s'agissait de choisir une barque, parmi celles qui attendaient là, toutes prêtes, jolies pour la plupart, bien peinturlurées, avec de beaux coussins en velours, chacune ayant son rameur jeune, aux bras solides.
Seule, la plus proche, celle à qui c'était le tour, avait l'air d'une pauvresse à côté des autres; point de velours sur les coussins, mais des housses d'indienne en petits morceaux de différentes couleurs; bien propre pourtant, cette barque, bien soignée, mais si vieille, avec des rapiéçages, et montée par un batelier caduc, en costume si miséreux!—Presque brutalement je la refusai, pour faire accoster la suivante, qui était fraîche et dorée.
Mais quand elle s'écarta pour me laisser place, je vis avec quels soins ingénieux ces morceaux d'indienne étaient assemblés et raccommodés: oeuvre sans doute de quelque vieille femme, épouse de ce bonhomme, pour essayer de donner encore un peu d'apparence à la barque défraîchie, et ne pas trop rebuter les clients. Surtout je croisai le regard du vieux batelier, un regard chargé de reproche contenu, de résignation et de détresse….
Alors une pitié désolée me serra le coeur, ma journée en fut assombrie. Je me promis de revenir le lendemain, de choisir celui-là entre tous, de le complimenter sur le bon goût de ses modestes embellissements, même de le reprendre chaque fois que je passerais.
Mais, ni le lendemain, ni les jours suivants, je ne pus le retrouver. Et,—c'est peut-être bien puéril,—de toutes les mauvaises actions de ma vie, aucune ne m'a laissé plus de remords que l'affront fait à ce pauvre vieux, à ses petites housses d'indienne serties d'humbles galons rouges et si laborieusement arrangées….
PROCESSION DE VENDREDI SAINT EN ESPAGNE
Depuis quinze ans bientôt, ce qui marque surtout dans ma mémoire les fêtes de Pâques—mais je ne saurais dire pourquoi,—c'est, au pays basque, à Irun, cet instant qui suit la rentrée de la procession du vendredi saint dans l'église sombre et amène le retour soudain du silence sur la vieille petite ville, après l'agitation de l'archaïque défilé.
Cela se passe chaque fois par quelque soir de printemps encore incertain, avec des tiédeurs qui déjà grisent un peu, et avec des feuilles dépliées à peine aux arbres de la place que l'église domine de ses hauts murs austères. Immuable, ce défilé de la procession depuis quinze ans que je le connais: la même musique; les mêmes saints et les mêmes saintes en bois peint, promenés sur des brancards; les mêmes douze pêcheurs basques, au visage dur, aux joues rasées comme celles des moines, figurant les douze apôtres en toge romaine;—seulement, d'une année à l'autre, je les vois vieillir.
Les mêmes humbles dévotes, figurant les trois saintes femmes, en longs vêtements noirs, éplorées derrière le cercueil du Christ;—seulement, d'une année à l'autre, je les vois vieillir….
Et toujours, ces centaines de vieux paysans, à l'expression si triste et fermée, qui suivent, le cierge à la main.
Quand tout cela, après la promenade lente par la ville, s'est engouffré sous le grand portail de l'église, déjà obscure, alors commence pour moi cet instant d'indicible mélancolie, sur cette place du moyen âge redevenue silencieuse, et où l'on sent tout à coup le froid du soir, tandis que l'air reste imprégné d'une odeur d'encens, et le sol criblé de mille taches de cire par le passage de tous ces modestes cierges de pauvres….
UN VIEUX COLLIER
Mon Dieu! les pauvres petites choses, bien rangées, bien classées, bien ensevelies, sur les étagères de ce placard profond, que dissimulent des soies d'Orient et des armes, en ce recoin le plus caché de ma demeure!… Pour ouvrir cet ossuaire, il faut, dans une continuelle et décourageante pénombre, tirer un divan, décrocher des poignards: aussi reste-t-il clos et oublié durant des saisons ou même des années, et les pauvres petites choses, qui sont des souvenirs entassés de mes premières campagnes de marin, continuent de durer au milieu d'obscurité et de silence.
Il n'y a rien là qui ait moins de vingt-cinq ans; c'est le dépôt des reliques les plus anciennes de ma vie errante, c'est le reliquaire de la période passée aux îles du Grand-Océan, au Chili, et ensuite sur les sables du Sénégal, depuis 1872 jusqu'à mon arrivée en Orient et mon initiation à l'Islam.
Dans des boîtes, les unes en feuille de fer, en carton, les autres en bois exotique fabriquées jadis à mon usage par des matelots,—dans de bien humbles boîtes qui me sont devenues précieuses pour avoir jadis couru les mers avec moi, au temps délicieux de ma pauvreté et de ma jeunesse,—dorment des fleurs de Polynésie, vieillissent et s'émiettent des couronnes qui Bornèrent des chevelures de Tahitiennes, là-bas, pour des fêtes nocturnes, à la lueur des étoiles australes.
On y trouve aussi des noeuds de satin; de gentils signets brodés, avec des devises; des mèches brunes ou blondes attachées par des faveurs roses: souvenirs de jeunes filles de Valparaiso ou de Lima,—que je revois souples et pâles, cachant derrière des cils très longs le jeu de leurs prunelles noires,—et qui pourraient bien être des jeunes grand'mères aujourd'hui…, belles encore, sans doute, malgré le sournois travail du temps, mais assurément très métamorphosées, ne fût-ce que par la fantaisie des modes et des coiffures…. Qui peut dire quelle serait l'impression de nous revoir?… Qui sait, après tant d'années, si je m'intéresserais encore à la jolie énigme de leurs yeux?
Et les pauvres petites choses, bien mortes pourtant, bien momifiées dans de la poussière, ont gardé le pouvoir toujours d'éveiller en moi des images de vie et de jeunesse,—de me rappeler surtout les grèves blanches, les nuées et les brises du Grand-Océan.
Oh! certain collier en fleurs d'hibiscus, liées par des fils de roseau! Tout ce qu'il évoque, celui-là, lorsqu'il me réapparaît! A des années d'intervalle seulement, j'ouvre son petit cercueil fané, car j'aurais crainte, si j'en usais trop, de laisser évaporer son charme et la vague senteur de là-bas qu'il conserve encore.
Dès que je le regarde, la lointaine Polynésie revient pénétrer mon âme de son mystère:—son grand mystère de solitude et d'ombre, que j'ai vainement cherché à traduire dans un de mes livres d'autrefois. Du vent et des nuages; un vent puissant, régulier, éternel comme s'il était l'haleine du monde; l'Alise austral, poussant les houles d'un océan immense vers des îles aux ceintures de corail blanc. Et la blancheur des grèves mugissantes, entourant un chaos de montagnes, de forêts sombrement silencieuses, où s'amassent et s'emprisonnent ces nuages que l'Alise promène au-dessus du désert des eaux…. Je retrouve tout cela et tant d'autres choses encore,… l'allure balancée des filles aux pieds nus, l'ambre de leur chair, la caresse sauvage et triste de leurs yeux, et puis leurs chants du soir, sous l'obscurité des hauts palmiers si frêles qui s'agitent aux moindres souffles de la mer…. Tant d'autres choses encore je retrouve, de très indicibles choses, quand je regarde le pauvre collier en fleurs d'hibiscus, tout desséché aujourd'hui et qui, avec les années, dépose au fond de sa boîte une mince couche de cendre.
Il me vient, ce collier, d'une jeune fille rencontrée une fois, au crépuscule, sur une plage solitaire, et aimée ardemment l'espace d'une heure, tandis que soufflait avec violence dans nos poitrines une brise humide et chaude qui était comme saturée de vie. Je me rappelle combien cette plage devenait blanche, au milieu de l'obscurité envahis santé; des coraux, émiettés là depuis des siècles, lui faisaient un tapis de neige qui bruissait légèrement sous nos pieds. Le lieu se déployait autour de nous en lignes infinies dans la pénombre du soir; il avait l'unité puissante d'un site des époques primitives, et le Grand-Océan l'encerclait de sa courbe souveraine. La surface des eaux luisait encore, par places, aux derniers reflets du soleil éteint, et, sur un rideau de nuées qui enténébrait toute la base du ciel, l'horizon marin se dessinait en clartés pâles. Derrière la blanche plage, aussitôt commençait, sur un sol gris, la colonnade grise des cocotiers—qui sont les arbres du bord de la nier dans ces archipels de Polynésie. Leur verdure, leurs bouquets de plumes vertes se tenaient si haut que nous ne voyions, en marchant, que leurs tiges couleur de cendre, trop longues et trop minces, à ce qu'il semblait, pour supporter en l'air toutes ces palmes; rien que les gerbes des tiges, la forêt des tiges géantes qui se courbaient au souffle du large comme d'effrayants roseaux, nous faisant tout petits et négligeables, nous deux, sous leur agitation de choses immenses.
La beauté de la jeune fille, survenue au milieu de cette solitude et rapprochée de moi par le hasard, rayonnait sauvagement sous ses sourcils froncés, dans ses yeux de hardiesse et de candeur. Ses cheveux droits tombaient sur ses flancs comme de lourdes coulées de lave noire. Elle avait inconsciemment la grâce exquise des attitudes, avec la perfection absolue de la forme, toute l'originelle splendeur humaine que les peuplades de ces îles ont conservée. Et je regardais le collier en fleurs d'hibiscus, d'un rouge ardent sur le bronze clair et presque rose de la gorge nue: cette respiration de jeune fille semblait le bercer là, au rythme d'une vie fraîche et superbe….
L'heure crépusculaire, la tristesse de l'heure, les aspects terribles ou désolés des choses furent complices pour plus étroitement nous unir,—enfants que nous étions, enfants seuls et perdus au milieu d'ambiances trop farouches. L'effroi du soir, l'horreur magnifique du lieu avivaient pour nous ce besoin qu'a toute âme d'une autre âme, et,—dans un ordre plus humble, mais, hélas! aussi humain,—ce désir que tout corps éprouve d'un autre corps, d'un corps doux à caresser et à étreindre, pour tromper l'angoisse de se sentir seul devant le mystère des impassibles choses. Tandis que la Nature s'attestait alentour indifférente et fatale, nous échangions, nous, à plein coeur, d'un même élan spontané, cette tendresse presque encore enfantine qui, chez les très jeunes, mêle à la brutalité de l'amour je ne sais quoi d'infiniment bon et de supérieurement fraternel. Dans cette tendresse-là, qui fit nos fronts s'appuyer l'un à l'autre, il y avait, si l'on peut dire ainsi, un peu de l'universelle pitié qui rapproche les hommes ou les bêtes aux heures d'imprécise angoisse,—et, sans doute, y avait-il aussi pour moi l'ivresse de fondre en cette créature, très voisine de l'humanité primitive, l'enfant trop raffiné héréditairement que j'avais déjà conscience d'être….
Quand ce fut l'instant de nous séparer, la nuit était à peu près venue,—la nuit qui, pour l'imagination des Polynésiens, amène sous ces grandes palmes l'effarante promenade des fantômes tatoués à visage bleu. Toujours il y avait là-bas, sur les rebords les plus lointains du cercle de la mer, ces lueurs pâles qui faisaient les eaux moins obscures que les voiles du ciel. Je revois encore, après tant d'années, l'éclairage sinistre qui persistait à l'horizon ce soir-là.
Elle, avant de s'enfuir, ôta son collier en fleurs d'hibiscus pour le passer à mon cou; puis, s'avança brusquement tout près, tout près pour me regarder, son front presque sur le mien; je vis alors, à toucher mes yeux briller ses yeux à elle, très dilatés et mouvants. Dans l'étrangeté de son sourire ensuite, je sentis entre nous, malgré la tendresse échangée, un abîme d'incompréhension, comme entre deux êtres d'espèce différente, incapables de se pénétrer jamais.
Le lendemain, nous devions nous retrouver à la même heure; mais une grande bourrasque s'était déchaînée, il tombait une pluie de déluge, elle ne fut pas au rendez-vous.
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