Accoudé à ma fenêtre, derrière les vitres doubles, je regardais le va-et-vient de l'avenue des Tilleuls, les piétons, les cavaliers, les voitures. Quelle lugubre lumière, à cette tombée de jour!… Au-dessus des maisons, là-bas, la coupole du Reichstag allemand, lourde et magnifique, toute dorée, toute neuve, l'air dominateur. Plus loin, toute neuve aussi et toute dorée, une Victoire géante, sur une colonne, ouvrait ses ailes dans le ciel pâle. Mais de hideux tuyaux d'usine, soufflant des fumées sombres, montaient plus haut que ces choses somptueuses, et d'innombrables réseaux d'électricité couraient au-dessus de tout cela, enveloppant ces toits, ces monuments, cette ville, de leurs écheveaux sans fin, comme si des tisserands fantastiques ou des araignées avaient travaillé dans l'air pour emprisonner Berlin dans leurs milliers de fils. Et le soleil du Nord mourait avec lenteur sur les cheminées de l'usine colossale, sur le dôme du Reichstag allemand, sur la grande femme aux ailes d'oiseau déployées dans le ciel incolore. Il était si tristement rose, ce soleil oblique, et il semblait venir de si loin!…

Et, quand je m'étais longuement ennuyé dans ma chambre, je redescendais, à la nuit, m'ennuyer par les rues, où les myriades de lampes faisaient un semblant de jour blême sur les visages, sur les boutiques, les cabarets à bière et les restaurants à choucroute. Le grouillement de cette ville de près de deux millions d'âmes, poussée en hâte comme un champignon, emplissait les larges voies droites, sillonnées de rails de fer, et, grâce au jeu de ces lampes dans la brume, les maisons à cinq ou six étages—en fouie, il est vrai, et en carton-pâte, mais bariolées, dorées, surchargées de clochetons et de moulures—simulaient une vraie magnificence, écrasante pour nos maisons parisiennes, moins hautes, qui gardent des lignes plus sobres, avec le ton gris des pierres. Jusque dans les faubourgs extrêmes, habités par les ouvriers socialistes, toujours la même prétention des façades; pas de vieux quartiers, pas de maisonnettes, rien que des bâtisses énormes, ultra-modernes et saturées d'électricité.—J'avais dès le premier jour appris qu'ici, où tout est réglé d'une façon pratique et militaire, il y a le haut du trottoir pour les promeneurs qui vont dans un sens, le bas pour ceux qui vont dans l'autre, et machinalement je suivais, sans me tromper, les sillages humains.

La nuit, quand des souffles plus froids s'engouffraient aux carrefours, la lourde gaieté de la bière s'épandait sur la ville. Que de brasseries partout, que de brasseries à musiquettes et à tambourinages de foire! Et tant de sortes de bière: la pâle, la blonde, la brune ou la noirâtre, servies chacune dans des chopes de forme spéciale, même dans des pots en sapin pour donner un goût de résine! Tous les sous-sols du «métropolitain» berlinois, aménagés en interminables séries de lieux à boire, s'éclairaient pour la fête nocturne: sous le va-et-vient des locomotives, cabarets bas, à plafond de tôle et de fonte, à décoration simili-orientale ou pseudo-japonaise; chanteurs genre tyrolien, orchestres s'efforçant de paraître tziganes. Et, de minute en minute, ébranlant tout, couvrant d'un roulement de tonnerre les violons' et les cuivres, des trains en marche au-dessus de la tête des buveurs…. Pauvres gens, dont le seul plaisir des soirs est de s'entasser là, quand il vente ou qu'il neige! Petits bourgeois, ouvriers trop endimanchés, dépensant dans ces dessous irrespirables du chemin de fer toute leur paye, et n'épargnant point, entraînés par la nouveauté du faux confort qui leur est venu et du faux luxe…. De là bière et de la bière!… De grosses filles rougeaudes, naïvement costumées en bergères des Alpes, vendant des tranches de raifort qui excitent à boire. Et, dans les recoins discrets, de petits «vomitorium» adossés au mur, avec une inscription de peur des méprises sur l'usage à en faire…. Pauvres buveurs! Leur licence un peu étalée n'avait point notre désinvolture, et l'attitude des amants à côté des amantes se montrait plutôt sentimentale; sans doute ils entendaient autrement que chez nous l'amour—sous l'égide des lois allemandes, plus favorables que les nôtres à l'éclosion des petits soldats pour l'armée, des petits ouvriers pour l'usine….

Pauvres buveurs entassés! D'ici surtout, d'ici où l'on vit dans l'air et la lumière, leur cas paraît lamentable. Mais ils n'étaient point antipathiques; ils avaient plutôt la bonhomie au visage et témoignaient même d'une certaine politesse inconnue chez nous: les hommes restaient découverts, après avoir, en arrivant, distribué à la ronde des petits saluts qu'on leur rendait soigneusement…. Nos ennemis, ces gens-là! Mais pourquoi donc? Que de malentendus intéressés au fond des haines nationales, et quelle absurdité que les frontières, pour qui les regarde de loin et de haut!…

* * * * *

Et cependant… je me souviens de mon émotion soudaine et de ma révolte, en apercevant, un matin, sur une place de cette ville, un canon français exhibé comme un trophée. Je m'étais arrêté court, devant cette silhouette aussitôt reconnue. Un canon de marine, hélas! amené du Mont-Valérien pour parader là, entre des obusiers de chez nous, sur cette place prussienne!… Un canon pareil à ceux de certaine corvette, dont j'eus l'honneur autrefois de commander la batterie pendant un bombardement…. Ce mécanisme de combat, jadis si familier, vieilli aujourd'hui, semi-barbare à côté des perfectionnements nouveaux et devenu objet de curiosité chez des Allemands, attestait pour moi le recul de mes jeunes années,—ce qui était déjà nostalgique, par ce matin brumeux de novembre. Mais surtout un sentiment d'un ordre moins personnel m'avait pris au coeur—et mes yeux s'étaient voilés tout à coup….

Oui, je crois bien que tout à l'heure je me trompais; il y a des frontières encore, et, malgré mon détachement de voyageur qui s'en va vers les dédaigneuses sérénités bouddhiques, comme je reviendrais vite, à l'appel de guerre! Quel effondrement, en ce cas-là, n'est-ce pas, de toutes nos fraternelles théories! De longtemps encore, on aura beau faire, le vieux mot de patrie ne sera pas remplaçable, et un drapeau de certaines couleurs gardera le mystérieux pouvoir, rien qu'en apparaissant, d'entraîner nos âmes et de les grandir. C'est suranné, si l'on veut; c'est absurde tant qu'on voudra; mais c'est irrésistible et peut-être sublime.

* * * * *

Un quartier, dans ce Berlin, arrive toutefois à une certaine beauté inquiétante, dont j'ai gardé l'image: celui des palais, des arsenaux et des musées. Une rivière l'entoure, la Sprée froide et noire, que traversent en ce lieu des ponts à balustres de marbre ou de porphyre, bordés de statues ou de grandes urnes à trépieds de bronze. Les voies y sont moins peuplées, il y règne un certain silence et, parmi de massives constructions en pierres uniformément sombres, on se repose du clinquant, des boutiques et des bariolages. Toutefois, rien de local, pas plus ici qu'ailleurs; toujours la servile imitation de la Grèce, les colonnes doriques et les statues,—d'où ce titre d'«Athènes de la Sprée» donné par les Prussiens à leur ville. Tout cela, lourdement pompeux, accusant des prétentions, sans doute illusoires, à la souveraineté et à la durée. Trop de statues, vraiment, alignées à terre le long des rampes, ou bien perchées en haut sur les frises. C'est inimaginable, la quantité de bonshommes ou de bêtes qui se détachent sur le ciel incolore: grandes silhouettes figées, grands gestes tragiques sur les nuages, chevaux cabrés aux angles des toits, battant l'air de leurs pattes. Et aussi tant d'ailes, noires ou dorées, de Génies, de Victoires, d'aigles surtout; d'aigles prêts à fondre et à lacérer.

Il n'est pas jusqu'à la religion protestante qui, déviée de son vrai sens, ne paraisse ici devenir ambitieuse et antichrétienne, dans cet immense temple de luxe, trop surchargé de colonnes, de coupoles, et n'ayant pas, comme les admirables cathédrales gothiques, l'excuse du temps, puisqu'il date d'hier…. Oh! les humbles temples, blancs et simples, où j'ai adoré dans mon enfance «en esprit et en vérité»!…

Le palais impérial d'autrefois, inhabité depuis le nouveau règne, se dresse sinistre, sous le revêtement noir que lui ont fait les pluies et les fumées. Sa haute porte, au blason d'or terni, est masquée à présent par le monument tout neuf élevé à l'empereur Guillaume (le grand, l'ancêtre); ici encore, pour immortaliser cette gloire, une débauche de statues, un amas de porphyre et de bronze; d'énormes aigles, prêts à déchirer, du bec et de la serre; d'énormes lions, la griffe ouverte et les dents montrées….

Toujours l'oiseau de proie, toujours la bête de proie, en des attitudes de provocation, de rapt et de conquête.