Oh! ces moutons au milieu de Londres!… Or, ils sont là—tant ce pays est respectueux de son passé—en vertu de certains droits de pacage consentis jadis à des communautés, il y a des siècles, quand la ville s'étendait à peine et que ces squares restaient de simples champs.—Se représente-t-on, à Paris, une communauté réclamant des droits pareils sur quelque terrain entre l'Opéra et la Madeleine?

[Note 4: Il ne s'agit ici, bien entendu, que du London South-West où j'habitais.]

Je crois bien que la brume est complice dans l'illusion de profondeur que nous donnent ces parcs anglais; plus ou moins ténue, elle veille toujours là, pour estomper les lointains, simuler des rideaux de forêt, et c'est elle aussi qui, dès les seconds plans, agrandit à l'excès tous les arbres.

Pas une heure sans pluie, et, dès le soir, une humidité glacée qui vous pénètre. Il paraît que je tombe sur une saison exceptionnelle et on m'affirme que d'ordinaire le mois de juillet, même ici, est lumineux.—(Dans chaque pays nouveau, on tombe immanquablement sur un mauvais temps d'exception.)—Donc, le ciel terne est comme rapproché de la terre. Sans trêve, il pleut, mais cela n'empêche pas les petites rivières, entre les pelouses en velours et les massifs de fleurs, d'être sillonnées de yoles par centaines où des jeunes misses font du canotage, vêtues de blanc comme pour un vrai été. Le long de ces eaux, sur les bords irréprochables, quel art soigneux dans l'arrangement des plantes, le choix des fleurs! Par nuances qui se font valoir, on a groupé tout cela; les érables rouges du Japon à côté des fusains dorés, les pavots jaunes d'Irlande parmi les hortensias bleus. Des rhododendrons, fleuris follement, semblent d'énormes bouquets roses. Des palmiers qui hivernent en serre, de grands arbustes des Indes sont plantés ça et là comme au hasard, afin de donner une impression de pays tropical tant que dure le pâle été. Et,—détail très anglais,—des boîtes tout à fait commodes attendent, de distance en distance, que les passants veuillent bien y déposer journaux ou enveloppes; sur ces prairies artificielles, on ne voit point traîner les mille chiffons de papier qui sont des laideurs de chez nous.

Toute cette exubérance imprévue de la verdure me fait retrouver au fond de ma mémoire une phrase oubliée depuis l'époque des versions latines: «Tempora sunt mitiora quam in Galliâ», écrivait Jules César, en parlant de ces îles où déjà les Romains avaient constaté les tiédeurs du Gulf-Stream. En effet, si nos fruits de France ne mûrissent pas ici, en revanche ce ciel, toujours voilé et à peine plus froid que celui de notre Midi français, peut couver d'admirables fleurs et développer lentement des ramures prodigieuses. Les ormeaux, les chênes, les cèdres de Londres, respectés d'ailleurs depuis des siècles, trônent avec des airs de géants sur l'herbe si bien tondue. Et ce peuple anglais,—trop destructeur, hélas! hors de chez lui,—trouve des soins touchants même pour ses vieux arbres morts, qu'il ensevelit sous des amas déplantes grimpantes, au lieu de les arracher comme nous ne manquerions pas de faire.

Mais, au sortir des jardins délicieux, dans ces rues de grande ville où l'on retombe sans transition, combien Londres apparaît banal et quelconque! Des maisons de plâtre ou de brique, qui ont tourné tristement au noir, à force de baigner dans les fumées de houille. Tout le mauvais goût qui sévissait au commencement du siècle dernier: colonnades en toc, faux italien, faux corinthien, faux dorique, plus pitoyables sous la lumière du Nord. Nulle part ces belles grisailles de la pierre, nulle part ces belles lignes sobres, droites, ininterrompues qui récemment encore (avant les Elysée-Palace et les hôtel Meurice) caractérisaient Paris. Rien non plus d'un peu comparable à cette avenue souveraine qui commence à l'Arc de Triomphe pour aboutir si magnifiquement au Louvre.

Il existe pourtant un quartier qui est comme le coeur de cette ville éparse, un lieu d'une beauté étrange, sombrement dominateur, que je connais d'avance par les images ainsi que tout le monde: le long de la Tamise, à côté de Westminster, ce palais du Parlement, sorte d'immense futaie de flèches gothiques, dressée tout au bord de l'eau comme une falaise en dentelles grises, et mirant dans le fleuve de hautes silhouettes légères. C'est là que je vais, pour ma première sortie dans Londres; mais il y a loin, et en chemin mille détails amusent mes yeux qui n'avaient jamais vu l'Angleterre.

Tant de fleurs partout! Le moindre balcon, la moindre fenêtre ressemble à une corbeille de jardinier; voici même des plantes sous globe, par précaution contre la fumée et la pluie.

Il passe des Écossais en courte jupe, qui jouent de la cornemuse. Il passe des enfants, chantres de chapelle protestante, qui sont coiffés d'une petite toque surannée et gentiment cocasse. Beaucoup de misses en robe blanche, éclaircissant la tonalité générale qui serait plutôt triste. Beaucoup de soldats en dolman vermillon; assis à côté de leur «payse» sur les bancs des squares, ils éclatent comme des coquelicots dans de l'herbe. Des squares, des squares plus encore que de maisons; c'est un jardin, un bois, autant qu'une ville. Mais les moutons, qui paissent dans ces prairies encloses, ont bien la laine un peu noirâtre, passée à la fumée de houille, comme sont toutes les choses de Londres, à l'exception des verdures nouvelles. Du reste les moineaux aussi, les moineaux qui picorent à terre, ont les ailes comme charbonnées.

Combien tout est correct, méthodique, dans ces rues, dans la manière de circuler de ces foules! Ni encombrement, ni disputes; personne n'élève la voix, pas même les cochers en collision. A tous les carrefours, d'innombrables agents de police, sans rien dire, d'un geste qui vise à la grâce, de minute en minute arrêtent les voitures, les automobiles, font traverser les piétons, qui ne disent rien non plus. Et combien la mise des femmes est discrète, très province même, dirait-on chez nous; les élégances d'ici—et il en est d'extrêmes—se réservent pour le soir et d'ailleurs ne descendent guère jusqu'à la classe moyenne. Nulle part de ces stupéfiants chapeaux qui, en pleine avenue de l'Opéra, font songer au promenoir d'un asile d'aliénées. Le diable sans doute n'y perd rien; mais les apparences, oh! les apparences, avec quel soin on les sauvegarde! Et c'est bien quelque chose, de ne pas faire impudent étalage.

Malgré de fréquentes ondées, les parcs ombreux, les petits batelets des pièces d'eau ne désemplissent pas; ces gens veulent quand même jouir de la courte saison qui devrait être belle, et s'asseoir sous leurs grands arbres vénérables.

C'est étrange, je me figurais qu'à Londres tout me serait antipathique, et au contraire j'y sens fléchir par degrés mes haines de race contre ce peuple, éternel ennemi du nôtre. Ceci est du reste proverbial: on ne connaît les Anglais qu'en les rencontrant chez eux.

L'envie me prend même de descendre de voiture, pour me mêler aux gens de la rue, ou pour flâner dans les squares, regarder canoter les misses en robe blanche. J'oublie le Parlement et Westminster; me voici sans but, promenant à pied, sous une vague pluie qui tombe d'une façon presque aimable et ne mouille pas.

Beaucoup de bonhomie chez ces promeneurs de Londres,—et, sans nul doute, individuellement, de la bonté. Un malheur pour l'Angleterre est d'avoir confié les affaires du Transvaal et de la vallée du Nil à des hommes de proie, en qui s'exagéraient les plus implacables duretés collectives de la race anglo-saxonne, et qui l'ont fait pour longtemps honnir. Mais déjà au Transvaal la bonté personnelle du Roi a prévalu, et l'heure peut-être viendra pour les Egyptiens de sentir se desserrer l'inique étreinte….

A nouveau des perspectives d'arbres se déplient devant moi, ramenant l'illusion qu'une forêt doit être proche. Sur les pelouses, un feu d'artifice en géraniums tout rouges, et, à ma droite, un palais plutôt maussade, aux murailles enfumées, presque noires: Buckingham Palace, la résidence royale; n'était alentour cet espace libre qui lui donne grand air, il ne semblerait ni assez beau ni assez vaste pour de tels souverains.

La foule est là, qui stationne, rangée le long des trottoirs, attendant quelqu'un ou quelque chose. Une voiture vient de passer, très saluée, qu'à peine j'ai eu le temps d'apercevoir, et des ouvriers, arrêtés aussi pour regarder, m'apprennent que c'étaient le prince et la princesse de Galles;—(ils prononcent leurs noms avec une nuance de respect que nous n'aurions plus en France).