Ils sont polis, ces ouvriers, l'air bon enfant. Si je veux rester, me disent-ils, je verrai le Roi et la Reine, qui vont sortir bientôt.—Certainement je resterai, car c'est aussi une manière de faire connaissance avec les Majestés, que de les observer d'abord d'en bas, mêlé aux plus humbles sur leur parcours.
Énormément de monde. Et le spectacle cependant doit être usé ici, car les souverains, paraît-il, sortent souvent. Mais leurs sujets aiment bien les revoir et s'amassent toujours, comme naguère, dans nos campagnes françaises, on accourait sur le passage du Saint Sacrement. Le Roi, pour les Anglais, représente encore l'âme de l'Angleterre,—et on comprend tout ce qu'une telle idée doit donner à un peuple de cohésion et de solidité.
Je regarde les pelouses, empourprées de géraniums, et le palais morose, qui semble au milieu d'un bois. A chaque porte se tiennent des soldats rouges, plus roides que les nôtres, coiffés d'un haut bonnet à poils qui chez nous figurerait un objet préhistorique; ils sont placides, décoratifs, et d'ailleurs inutiles, tant la résidence paraît gardée par le respect de tous.
Enfin, la voiture royale! Elle s'avance au trot rapide, précédée d'une escorte de cavaliers rouges qui ont très noble allure. J'aperçois le visage du Roi, au moment où il rend le salut à un groupe de presque miséreux; il a l'air bienveillant et bon; il sourit, on devine qu'il se sent en confiance, comme vraiment au milieu des siens. Et, à côté de lui, est-ce possible que ce soit la Reine? cette encore si jeune femme dont le profil exquis, plus fin que ceux que Ton grave sur les camées, accuse à peine trente ans.
BERLIN VU DE LA MER DES INDES
Novembre 1899.
De loin et par contraste, des choses, des lieux, que Ton avait assez distraitement vus en passant, vous réapparaissent quelquefois en souvenir, sous leurs définitifs aspects, et l'on en demeure obsédé. Ainsi aujourd'hui, au milieu de tout ce bleu de la mer des Indes—où je m'en vais doucement, bercé sous le soleil—l'image d'une ville du Nord, que je visitai il y a vingt jours à peine, revient me poursuivre. Oh! l'oppressante et triste ville!…
Je ne sais quelle curiosité me prit de la connaître, cette capitale allemande, que je me refusais à croire ennemie, et c'est à la veille même de mon départ pour l'Inde profonde que brusquement je décidai de l'aller voir.
Le trajet, par l'express de Liège, fut déjà pour me serrer le coeur. Octobre finissait, sur notre Europe effeuillée,—et il y a toujours une mélancolie à s'en aller, les soirs d'automne, très vite vers le Nord: on sent baisser d'heure en heure la lumière, non pas seulement parce que le jour décline, et aussi la saison, mais parce que l'obliquité du soleil augmente et que ses rayons se décolorent dans de plus hâtifs crépuscules.
Donc, je roulais vers la Prusse, vers Berlin. Au milieu des campagnes belges, de plus en plus dénudées, passaient les villes et les villages, en briques rouges et ardoises, avec force tuyaux d'usine,—tout cela d'une couleur si sombre, après les maisons blanches de mon sud-ouest français! La lumière baissait, baissait; on percevait aussi raccourcissement de la journée, dû à ces latitudes plus hautes; le soleil, paiement rose, semblait s'enfoncer avant l'heure dans des brumes déjà hivernales. Et, de s'en aller si vite, si vite, à la façon moderne, ne m'était point la notion de toute la distance parcourue vers les régions grises; alors, dans l'engourdissement d'un demi-sommeil, me venait presque une anxiété nerveuse—oh! tout à fait enfantine, je le reconnais—à l'idée que, si cette vitesse extrême faisait défaut, allait se détraquer avant le retour, il faudrait beaucoup de temps ensuite pour rebrousser chemin vers mon pays plus clair….
La Belgique et la moitié de l'Allemagne, franchies à toute vapeur, en pleine nuit, à grand fracas de sifflets et de ferraille: un voyage de cauchemar, eussent dit nos pères, mais cette façon de voyager devient universelle, à notre époque affolée. Parfois, aux instants d'arrêt, des milliers de feux, reflétés dans de l'eau noire, indiquaient la grandeur et le pullulement des villes fluviales, au milieu de régions sans doute humides et grasses. Je me rappelle surtout—quand des voix germaniques crièrent un nom de ville dont nous avons fait en français «Cologne»,—je me rappelle les alignements infinis de lampes qui se répétèrent en traînées dans le Rhin. Mon Dieu, que de feux allumés sur le monotone parcours: même au milieu des campagnes, des lampes électriques éclairaient blême et froid dans le brouillard obscur, des séries de hauts fourneaux lançaient vers les ténèbres du ciel leurs flammes rouges,—tout cela révélant une vie nocturne anormale, surmenée, fébrile, épuisante. En vérité, ce coin de notre pauvre petite Europe, déjà si usée partout et défraîchie, semblait plus particulièrement travaillé par le microbe humain….
Oh! les nuits limpides et silencieuses en Orient, les nuits où les hommes sommeillent, rêvent et font leur prière!…
Repassant ensuite en plein jour, pour revenir vers la France, je les vis, ces usines, ces manufactures allemandes, monstrueuses bâtisses en briques, rougeâtres ou charbonnées sous le gris des nuages,—et d'ailleurs toutes neuves, car la fièvre de l'industrie est dans ce pays-là un mal récent. J'avais envie de leur crier, à ces pauvres ouvriers conduits en troupeau: «Vous vous trompez, ou l'on vous trompe. Le bonheur n'est point dans le surmenage des fabriques; ni la prospérité durable, dans l'excès de produire. Bientôt, inévitablement, vous connaîtrez de terribles lendemains. Retournez donc plutôt dans les champs, où vos pères travaillaient.»
Je dis cela… mais c'est peut-être moi, l'égaré. J'avoue ne point connaître grand'chose aux questions sociales. En ce moment surtout, je suis quelqu'un qui s'en va vers l'Inde, vers la paix de l'Inde,—autant dire quelqu'un qui n'y est plus….
* * * * *
Berlin, où j'arrivai au petit jour, me surprit dès l'abord par son luxe étourdissant, tout flambant neuf, son luxe de parvenu, si l'on peut dire ainsi lorsqu'il s'agit d'une ville.
Sur l'avenue des Tilleuls—qui était le centre élégant d'autrefois, avant le grand empire, et qui a conservé, au milieu du clinquant des rues nouvelles, un certain air de discrétion comme il faut,—le hasard me fit loger dans un hôtel genre vingtième siècle, où sévit d'une façon intolérable la tyrannie de l'électricité, du soi-disant confort, des trop ingénieuses petites inventions. Et je passai là trois ou quatre jours de morne ennui, m'évertuant à m'intéresser à quelque chose, et n'y arrivant jamais. On me disait: «Visitez les musées, les palais.» Mais qu'est-ce que ça pouvait me faire, ces musées garnis de tableaux venus d'ailleurs, ces palais en style de partout, sans une note d'art local nulle part? Et j'errais au milieu des foules, par les rues où l'on respirait du froid. Bien inélégantes, ces foules, mais polies et bonnes personnes. Des femmes au frais visage, d'un rose exquis d'hortensia, mais portant des chapeaux mal emplumés et des bottines à élastiques, avec des chaussettes cachou.—Mon Dieu, combien je trouve puéril que ce détail de leurs chaussettes cachou vienne me faire sourire jusqu'ici, dans la sérénité hautaine de la mer!—Malgré la brume pénétrante et mauvaise, les passants—qui avaient l'air de fort braves gens, je le reconnais—s'exclamaient entre eux sur la clémence du ciel: «Ah! le beau temps, l'incomparable automne que nous avons!… Mais, par exemple, si le vent de Russie vient à souffler….» Et l'envie me prenait de m'en aller plus vite, pour éviter ce vent-là.
Cependant, par exception, il ne gelait pas encore, c'est vrai. Et dans ce grand bois de chênes, qui est une surprise et un repos en plein centre de la ville, on pouvait presque se promener sans hâte, sous la pluie des feuilles jaunes et des feuilles rousses: un lieu charmant, malgré la pauvreté de sa flore et malgré l'invasion un peu barbare des statues neuves; des recoins tranquilles et quasi sauvages, jouant les dessous de forêt, à deux pas des tramways, des brasseries,—et, le soir, comme on n'éclaire point, des amoureux partout, dans le brouillard glacé.
Il y avait aussi pour moi, à l'entrée de ce bois, un petit coin de patrie, où je revenais d'instinct, comme un exilé: l'ambassade de France, avec son square où des rosiers du Bengale fleurissaient encore, grâce à la douceur inusitée de la saison. Et je me rappelle, sur ces fleurs, un matin de soleil, le passage d'un pauvre grand papillon, engourdi et lent, qui semblait s'étonner de si longtemps vivre…. Un papillon sur des roses, à Berlin, en novembre, on sentait l'anomalie de cela, et je ne saurais vraiment dire pourquoi c'était si mélancolique.
Et, quand je m'étais longtemps ennuyé dans les rues, je remontais, au déclin du jour, m'ennuyer dans ma chambre, que des radiateurs avaient clandestinement chauffée sans y amener de gaieté.
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