D’un côté cela lui était défavorable car cela montrait qu’au château on savait de lui tout ce qu’il fallait savoir, qu’on avait estimé les forces en présence et qu’on acceptait le combat en souriant. Mais d’un autre côté c’était favorable aussi, car à son avis cela prouvait qu’on le sous-estimait et qu’il aurait davantage de liberté qu’il n’aurait pu l’espérer dès l’abord. Et si on s’imaginait le maintenir dans la crainte en lui reconnaissant la qualité d’arpenteur avec cet air de condescendance intellectuelle, alors on se trompait ; cela le faisait légèrement frissonner, mais c’était tout.
À Schwarzer qui s’approchait timidement, K. fit de la main signe de s’éloigner. Il refusa de déménager dans la chambre de l’aubergiste comme on l’y invitait, il accepta seulement une boisson de l’aubergiste et de la femme de l’aubergiste, une cuvette avec du savon et une serviette et il n’eut pas même à exiger que l’on évacuât la salle, car tout le monde se précipita dehors, le visage détourné pour ne pas éventuellement être reconnu par lui demain. On éteignit la lampe et il eut enfin la paix. Il dormit profondément jusqu’au matin, à peine dérangé une fois ou deux par le passage des rats.
Après le petit déjeuner qui, comme d’ailleurs tout l’entretien de K., devait, selon les dires de l’aubergiste, être payé par le château, il voulut tout de suite aller au village. Mais comme l’aubergiste avec lequel, vu son comportement de la veille, il n’avait échangé que les propos indispensables ne cessait de tourner autour de lui avec un air de supplication muette, il eut pitié de lui et lui permit de s’asseoir à côté de lui pour un instant.
– Je ne connais pas encore le comte, dit K., il paraît qu’il paie bien le travail bien fait, est-ce vrai ? Quand, comme moi, on s’en va si loin de sa femme et de son enfant, on veut aussi rapporter quelque chose à la maison.
– À cet égard Monsieur n’a pas à se faire de souci, on n’entend personne se plaindre d’avoir été mal payé.
– En effet, dit K., je ne fais pas partie des timides et je peux même dire ma façon de penser à un comte, mais s’arranger à l’amiable avec ce monsieur est naturellement beaucoup mieux.
L’aubergiste était assis en face de K. au bord du banc sous la fenêtre. Il n’osait pas s’asseoir plus confortablement et regardait tout le temps K. avec de grands yeux bruns apeurés. D’abord, il s’était serré contre K. et maintenant, eût-on dit, il aurait aimé s’enfuir en courant. Avait-il peur qu’on lui pose des questions sur le comte ? Craignait-il qu’on ne puisse se fier à ce « monsieur » pour lequel il prenait K. ? Il fallait que K. le fasse penser à autre chose. Il regarda sa montre et dit :
– Mes aides vont venir bientôt, pourras-tu les loger ici ?
– Certes, Maître, dit-il, mais ne vont-ils pas habiter avec toi au château ?
Renonçait-il donc si facilement et si volontiers aux clients et à K. surtout pour absolument vouloir l’envoyer au château ?
– Ce n’est pas encore certain, dit K., il faut d’abord que je sache quel genre de travail on a pour moi. Si je devais par exemple travailler ici en bas, il serait plus raisonnable d’habiter ici. De plus je crains que la vie en haut au château ne me convienne guère. Je veux toujours être libre.
– Tu ne connais pas le château, fit doucement l’aubergiste.
– Certes, fit K., il ne faut pas porter de jugement prématuré. Provisoirement la seule chose que je sache du château c’est que l’on sait y choisir l’arpenteur qu’il faut. Peut-être y trouve-t-on encore d’autres avantages.
Et pour délivrer de sa présence l’aubergiste qui se mordait les lèvres avec angoisse, il se leva. Il n’était pas facile de gagner la confiance de cet homme.
En partant, K. remarqua au mur un portrait sombre dans un cadre sombre. Il l’avait déjà vu depuis sa couche, mais n’avait pas à distance distingué les détails et cru que la vraie toile avait été enlevée du cadre et qu’il n’y restait plus qu’un fond noir. Mais c’était bien un tableau, c’était le portrait en buste d’un homme d’une cinquantaine d’années. Il tenait la tête à ce point inclinée sur la poitrine qu’on voyait à peine les yeux ; le grand front pesant soulignait l’inclinaison ainsi que le nez incurvé vers le bas. La barbe, écrasée contre la poitrine par la position de la tête, dépassait plus loin en bas. La main gauche prenait les cheveux, des doigts écartés, mais ne parvenait plus à relever la tête.
– Qui est-ce ? demanda K. Le comte ?
K.
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