Le clavecin de Diderot
DU MEME AUTEUR :
Détours, N.R.F. (une Œuvre, un Portrait, épuisé).
Mon Corps et moi, Kra, 1925.
La mort difficile, Kra, 1926.
Babylone, Kra, 1927.
L’Esprit contre la Raison, Cahiers du Sud, 1928.
Etes-vous fous ? N.R.F., 1929.
Paul Klee, N.R.F., 1930.
Dali ou l’anti-obscurantisme, Editions Surréalistes,
1931.
A PARAITRE
La Grande Marmelade.
RENÉ CREVEL
LE CLAVECIN
DE
DIDEROT
ÉDITIONS SURRÉALISTES
A PARIS
1932
L’ Édition originale de cet ouvrage a été
tirée à 200 exemplaires sur papier
Vert Lumière, numérotés de 1 à 200.
Tous droits de traduction, de reproduction et
d’adaptation réservés pour tous pays, sauf la
Russie.
Copyright by René Crevel. 1932.
A ANDRE BRETON
ET PAUL ELUARD
LE CLAVECIN DE DIDEROT
Lénine, dans Matérialisme et Empiriocriticisme, constate, dès l’introduction, que : Diderot arrive presque aux vues du matérialisme contemporain, d’après lesquelles, les
syllogismes ne suffisent pas à réfuter l’idéalisme, car, il ne s’agit pas, en l’occurrence,
d’arguments théoriques. Lénine, qui ne craint
pas d’apporter ses preuves, met à ample contribution l’Entretien avec d’Alembert.
A notre tour de citer parmi ce qui a été cité :
Supposez au clavecin de la sensibilité et de
la mémoire, et, dites-moi s’il ne répétera pas,
de lui-même, les airs que vous aurez exécutés
sur ses touches ? Nos sens sont autant de touches qui sont pincées par la nature qui les
environne et qui se pincent souvent elles-mêmes.
Et d’abord, il importe de noter que si un
terme de comparaison, celui-là et pas un
autre, s’est imposé au maître des encyclopédistes, pour une fois, le symbole n’a pas perdu
son homme. Mais, au contraire, l’homme a
réhabilité son symbole. Je veux dire qu’un
instrument dont le rôle habituel était de nous
la faire au petit évocateur, enfin, nous apparaît décapé de tout pittoresque d’époque. Tarabiscotage, vernis martin écaillé, musique aux
bougies, clairs de lune aristocratiques, Trianon et ses trois marches de marbre rose,
fichus et bergerie Marie-Antoinette, et ron et
ron petit patapon et s’ils n’ont pas de pain
qu’ils mangent de la brioche, plaisir de vivre
et bagatelles, de Louis XV cette pourriture
satinée, au comte d’Artois ce dadais, de la
Pompadour pédante, phtisique et corsetée à
la du Barry née Bécu, du moindre nobliau
cul-terreux au prince de Ligne, ce premier des
grands Européens, les êtres, les choses qui ont
prêté à tant d’évocations abominablement exquises, marquises, abbés de cour, soubrettes,
chevaliers, Camargos et tutti quanti, ces bibeloteries, fadaises, fêtes galantes ou non, toute
cette pacotille, tous ces accessoires de cotillon,
pas un pouce de la belle surface lisse du clavecin de Diderot ne s’en est trouvé sali. Au
contraire, tel que nous le recevons des mains
de Lénine, il abolit, de sa masse exacte,
propre, ces répugnants petits menuets de souvenirs verlainiens. Sa lumière a eu raison des
maquillages symbolards, de leur opacité.
L’écrivain fait sa métaphore, mais sa métaphore dévoile, ici éclaire, son écrivain. On
respire, après tant de nuages de poudre aux
yeux et de poudre de perlimpinpin. Non qu’il
s’agisse d’ailleurs de se féliciter, à la manière
des critiques en mal de conclusion : On cherche un écrivain et on trouve un homme.
Cette formule, nous la laissons à tous les
mijoteurs, cuiseurs, distributeurs, amateurs du
Gâteau Littéraire dont elle est le four banal.
DE L’HUMANISME
Homo sum, disait Térence, et nil humani a
me alienum puto.
En récompense de cette déclaration, l’Eglise
a béatifié le faiseur de calembredaines. Il est
devenu le saint Térence du calendrier catholique : Homo sum... Je suis un homme et rien
de ce qui est humain ne m’est étranger.
Que cette déclaration ait valu renom de
pionnier à son auteur, qu’elle en ait fait un
évangéliste avant la lettre, voilà qui prouve
assez la volonté confusionnelle des églises et
de l’intelligentsia bourgeoise, qui, en fait de
psychologie, ne veulent d’autres découvertes
que celles des plus communs lieux-communs.
Il importe donc de ne pas se laisser encercler dans une lapalissade, rendez-vous de
chasse de toutes les mauvaises fois du monde,
carrefour équivoque où il n’est pas un maître-chanteur qui ne soit venu s’essayer à faire son
petit rossignol.
L’humain : pour emporter le morceau, n’importe quel opportuniste, à bout d’arguments,
n’a qu’à s’en prévaloir. On connaît l’antienne :
Tâchez donc d’être un peu plus humain. Sous
les rateliers des MM. Prud’homme, elle vous a
un de ces petits airs paternes, elle devient la
prière mielleuse dont tous les rentiers espèrent qu’elle empêchera leurs rentes de descendre.
Or, parce que, si tout semble perdu, ces
Messieurs feront du bon garçonnisme leur dernière cartouche, voici que, déjà, ils donnent
à ce conseil un ton vaudevillesque, celui-là
même qui valut à la célèbre phrase : « Mais
n’te promène donc pas toute nue » de faire,
à la fois le titre et le succès d’une pièce où
s’incarnait, on ne peut mieux, l’esprit français, aux beaux jours du théâtre du Palais-Royal, avant la guerre.
L’humain, de son angle culturel, l’humanisme, de son angle christiano-philanthropique l’humanité1 synonyme sécularisé de
la dernière des trois vertus théologales, la
charité (laquelle, d’ailleurs, mériterait bien de
passer avant la foi et l’espérance, eu égard
au nombre de services qu’elle n’a cessé de
rendre au capitalisme catholique, apostolique
et romain), voilà tout ce qu’on nous offre,
bien que nul n’ignore quels intérêts s’abritent
à l’ombre de ces frondaisons-prétextes.
Et déjà, à cause de tous ces mots, qui sont
à la fois des programmes électoraux, des étalons de valeurs morales, des monnaies
d’échange, il nous faut noter que, dans l’histoire de l’homme, de l’humain, dirons-nous
(assez beaux joueurs pour accorder cette ultime concession, la dernière cigarette à ces
Messieurs de la démagogie en soutane ou complet veston parlementaire) l’histoire du langage fait figure non d’un chapitre à d’autres
tangent mais d’une glose ramifiée, entre
mêlée au texte.
LINGUISTIQUE
A la psychanalyse de l’univers, de quel secours pourrait être la linguistique, si cette
science, s’agît-il de langues mortes, savait,
pour rester ou plutôt devenir vivante, remettre au point du temps qui fut le leur, ces
familles de mots, dont, en vérité, elle se contente d’ouvrir les sépulcres, à seule fin de
donner à s’extasier sur des cadavres rien que
cadavres.
Qu’il entre tant soit peu de dialectique dans
l’étude des dialectes (et qu’on ne m’accuse pas
de jouer sur les mots, quand, au contraire je
joue mots sur table), et le classique jardin des
racines grecques et latines, au lieu de faire
penser à un dépositoire d’affreux chicots, se
repeuplera de ces membres vivants qui vont
dans la terre chercher la nourriture des arbres et des plantes, et permettent ainsi, leur
maturité aux fruits, à ces grains d’orge dont
Engels, dans l’Anti-Dühring constate que des
milliers sont écrasés, bouillis, mis en fermentation et finalement consommés. Mais si un tel
grain d’orge rencontre les conditions qui lui
sont normales, s’il tombe sur un terrain favorable, il subit sous l’action de la chaleur et de
l’humidité une métamorphose spécifique : il
germe, le grain disparaît comme tel, il est nié ;
il est remplacé par la plante née de lui, qui
est la négation du grain. Or quel est le cours
normal de la vie de cette plante ? Elle grandit,
fleurit, est fécondée et produit à la fin, de
nouveau, des grains d’orge ; et, dès que ceux-ci ont mûri, meurt ; elle aussi, de son
côté est niée. Et, comme résultat de cette négation de la négation, nous avons, de nouveau,
le grain d’orge initial, mais multiplié, dix,
vingt ou trente fois.
Or l’examen au microscope analytique des
vieilles formes culturelles, à quoi s’obstinent
ceux qui prétendent consacrer leur vie à
l’étude de l’humain, quel élément de vie décélera-t-il dans les trente fois centenaires épis
de Cérès, ou, même dans les très proches
fleurs séchées du Romantisme ?
Sous prétexte d’étudier les grains d’orge, on
les frustre de la chaleur, de l’humidité indispensables à leur métamorphose spécifique.
Deux négations égalent une affirmation : sans
doute les grammaires doivent-elles en convenir, mais que cette loi ne se contente pas de
régner sur le monde des formes écrites ou
parlées, voilà qui décide les spécialistes ès-humanités à mettre en conserve ce dont, justement, la faculté de se décomposer sous-entend les germinations futures. Ou encore,
et, ici, l’exception confirme la règle, cette faculté de se décomposer, les professeurs dans
leurs jours lyriques, en font la vertu intrinsèque d’un temps, d’un lieu, de certains êtres.
Ainsi évoquent-ils Néron, l’incendie de Rome,
Pétrone qui, et que sais-je encore ?
D’ailleurs, ceux qui se penchent sur les squelettes du langage, pour la plupart pauvres impuissants qui vont chercher dans leurs paléontologies l’oubli de leurs manques, en face du
présent et de ses créatures, deviennent amoureux de leurs grimoires, tels, de leurs momies,
les archéologues. Et ces scatophages de l’antiquité, non point rats, mais vampires de bibliothèque, se décernent à eux-mêmes des
brevets de bons vieux savants inoffensifs.
A la Sorbonne, ce musée Dupuytren de
toutes les sénilités, j’en ai connu entre 1918
et 1922, une bonne demi-douzaine taillés et
s’enorgueillissant d’être taillés sur le modèle
d’Anatole France. Au nom de l’humanisme,
de quelle gaîté de cœur ils sacrifiaient, à leurs
Thaïs poussiéreuses, l’actuel, le vivant. C’eût
été risible, si, de ces marionnettes, les programmes officiels n’avaient entendu (et n’entendent encore) faire les mentors d’une jeunesse, la jeunesse, qui, elle, de toute sa bonne
foi cherche l’humain. Sans doute, à ce piège,
ne se laissent définitivement prendre que les
niais parmi les niais. Aux autres, il faut, en
tout cas, un sacré bon grand coup de colère,
pour se venger du temps perdu et faire aussi
et surtout que nul, dorénavant, n’ait à le
perdre.
A PROPOS D’UNE CHANSON DE GESTES
Mais puisque langage et histoire de langage
il y a, comment ne pas évoquer ce vieux
pantin, qui, pour l’ouverture des cours de la
Faculté des Lettres de Paris, la veille même
de l’armistice, éprouva d’un râpeux bégaiement, ma bonne volonté toute neuve.
Il devait expliquer un texte de vieux français : Gormont et Isembart.
A cause du titre de cette chanson de gestes
et surtout du nom qui, dans le titre, faisait
penser à quelque Isabeau, (Isabeau de Bavière, s’entend) je m’étais plu à imaginer une
histoire d’amour. Hennins et trouvères, je
n’étais pas en avance pour mes dix-huit ans,
mais, au sortir de l’aristocratique Janson-de-Sailly, le désir d’être autre chose qu’un sportif,
un ingénieur diplômé du Gouvernement, témoignait d’une soif de connaissance bien insolite pour le 16e arrondissement. Hélas, Isembart n’était pas Isabeau. Il s’agissait non
d’amour, mais de guerre, autant que j’en pus
juger par le distique initial :
En ait vois s’est escrié
Vous estes en dol tut fines...
que, deux heures durant, un vieux fou se
contenta de répéter avec, pour tout commentaire, de multiples aboiements qui reprenaient
les mots, un à un, et nous servaient, à propos
de la moindre voyelle, tout un jeu de rauques
vocalises.
Après ce beau début, je m’abstins plusieurs
mois d’aller puiser aux sources du vieux français. Mais, un jour, égaré dans les couloirs,
j’entendis de tels glapissements, que je poussai
la porte qui se trouvait, comme par hasard,
être celle de la salle où mon bon maître (ainsi
doit-on dire, n’est-ce pas, quand on évoque
les belles années de jeunesse et les leçons qui
valurent à ces années d’être belles) se livrait
à d’infinies variations sur l’a de Montmartre.
Alors, peu expert ès-bals-musette, le spectacle
de ce podagre qui jouait de l’accordéon avec
une voyelle me retint. Il allait du circonflexe
à l’aigu, parvenait aux confins de l’e, se bais
sait pour en ramasser un qu’il servait grave,
presque gras, mais, bien vite, asséchait. Pendant qu’il y était, sûr qu’il aurait pu faire
passer la colline des Martyres du passif à
l’actif, tirer un peu sur l’e, le détendre et nous
servir un Montmeurtre qui eût, à la fois, témoigné du juste retour des choses et aussi du
sens prophétique de ceux qui, en faisant de
ce mamelon le Mons Martyrum, lui avaient
préparé une évolution phonétique parallèle à
son évolution sociale.
Le vieux palotin se contentait, il est vrai, de
jongler avec des Montmertre, à tel point inof
fensifs que, mis à bout par ce défaut d’imagination, et, en même temps, tout pénétré de
Jarry dont on venait de rééditer Ubu roi, je
murmurai, malgré moi, Montmerdre.
Or, à peine avais-je interrompu la série des
mertre, mertre, mertre, mertre, dont la quasi
uniformité (j’ose même dire l’uniformité pour
une oreille de non initié) semblait, de leurs
répétitions, avoir saoulé celui dont la bouche
les proférait, que je craignis un malheur.
Rendu par ma faute à un monde qui n’était
plus celui des incantations philologiques, n’allait-il pas se casser le cou, tel le somnambule,
dont, se trouve ramené à la conscience le sommeil errant au-dessus des toits ? Mais lui, au
contraire, avec l’élasticité rebondit, répondit
en contestant le d de merdre, car, affirmait-il,
une métamorphose de voyelle ne pouvait décider aussi aisément d’une métamorphose de
consonne, surtout si, entre la voyelle et la consonne en question, une autre consonne mettait
sa barrière.
POURQUOI CES SOUVENIRS ?
Jolie solidarité que celle d’un monde où des
lettres enfermées dans les frontières d’un
même mot ne peuvent changer, c’est-à-dire
vivre de concert. Constatation dont je ne suis,
tout de même, point d’humeur à me faire un
petit souper de mélancolie, au milieu d’une
nuit solitaire.
1 comment