J’ai laissé, tout simplement, me
remonter un peu plus haut que la gorge, au
cerveau, quoi ! ces souvenirs vieux de treize
ans et sept semaines. Ils ne risquent guère de
m’étrangler, m’étouffer, puisque, déjà, les voici
hors des zones respiratoires.
Et cependant, si détaché que je sois de ces
faits anciens, je pourrais encore les situer, à
une minute près, car j’ai le sens, donc la mémoire du temps, avec, en compensation, d’ailleurs, l’ignorance, l’effroi de l’espace. Je ne
me sers pas de montre, mais je descends une
rue, croyant la monter.
Ainsi, m’égarai-je sous les combles de l’extravagance universitaire et ma jeunesse ne
fut-elle pas exacte au rendez-vous qu’elle
s’était fixé.
Ici, l’auteur, volontiers, s’attendrirait de
n’avoir pas mieux été touché, de n’avoir pas,
clavecin selon Diderot, répondu justement à
des airs justes, donc collaboré à du mieux.
Mais gare à la suie de l’attendrissement. Une
très élémentaire politesse ne tolère ni la crasse
des scrupules, ni les verrues des regrets. Que
chaque pore soit débarrassé de son point noir,
la pensée, les pensées dont la nuit, mauvaise
conseillère, truffe les insomnieux.
Si je ne dors pas, c’est que, de ma chambre,
j’entends une bourgeoisie aux faciès crétinoïdes et poumons ravagés, mener un beau
tapage en l’honneur de la Saint-Sylvestre.
Je suis à Davos.
En Suisse.
La Suisse, violon d’Ingres de ma colère.
Mais pourquoi m’en prendre à la confédération helvétique, enfin à son avantage, du moins
dans les hautes vallées, par ce minuit transparent qui promet un demain matin craquant
de gel, et dont la moindre poussière sera une
neige éblouissante de cristaux. Et puis et surtout ces pages doivent être des éclairages
simples (sans secours, ni maquillage de rouges
glorieux, de bleus féériques, de mauves déconcertants...) sur les ponts à ciel ouvert, dans le
secret des tunnels qui, entre eux, relient ces
îlots de pensée, cités lacustres de systèmes que
l’homme, triste castor, au cours des siècles, a
construits pour s’abriter, lui et sa pensée.
Il a suffi de quelques tuberculeux déguisés
en réveillonneurs pour me ressusciter les grimaces aboyantes d’un vieillard.
Retroussis de babines caduques en train de
vous cracher des Montmartre – êrtre –
értre..., pâles sourires dont l’agonie force la
pitié, suffisances humanistes et testaments pathétiques, à quelques sauces, douce, triste,
martiale, pédante qu’ils s’assaisonnent, dans
cette Europe du milieu et de l’Ouest, sous tous
les aveux, sous tous les masques, il y a un
même et unique noyau d’inadmissible, dont
l’acide prussique, à travers les fruits les mieux.
pétrifiés de la justice, de l’enseignement de la
médecine, de l’hygiène mentale, de l’art, filtre
goutte à goutte.
Ce poison, il aura bientôt eu raison de notre
cap de prétentions morcelées, dont chacune,
pourtant, croyait que son égoïsme l’avait, à
jamais, mithridatisée.
Alors, où vont-ils pouvoir se réfugier les individualismes nationaux et culturels, si fiers
de se .différencier de leurs voisins, pour, à
leurs voisins, se préférer ? Qu’importe, pas de
quartier. Quand le navire va couler, les rats
en fuite n’en sont pas moins des rats.
Salauds !
On les connaît vos écoles, vos lycées, vos
lieux de plaisir et de souffrance. Y prenait-on
quelque élan, c’était pour aller se casser la
gueule contre ces mosaïques de sales petits
intérêts, qui servent de sol, de murs, de plafond à vos bâtiments publics et demeures
privées.
Digne confrère de toutes les hargneuses
théologies, l’humanisme donne pour une
pensée libre sa pensée vague, et ainsi décide
n’importe qui à reconnaître de droit sinon
divin, du moins nouménal, l’exercice de ses
facultés et métiers envers et contre les autres.
Bien entendu, plus civilisé sera le pays, plus
chaude sera la lutte entre individus. Le capitalisme se réjouit de cet état de concurrence.
Les chrétiens soupirent : Chacun pour soi et
Dieu pour tous.
Des langues anciennes, à la maladie, à la
mort, en passant par la littérature, l’art, l’inquiétude, les bars, les fumeries et les divers
comptoirs d’échantillonnages sexuels, jusqu’ici, pour qui voulait faire son chemin, il
s’agissait de se spécialiser c’est-à-dire, sur
toute carte de visite réelle ou idéale, d’annoncer, à la suite de son nom, une virtuosité
particulière.
Un peu d’habileté, les thèmes les plus res
sassés faisaient figure, sinon d’excellent, du
moins de très honorable Camembert. Le roman tirait parti de tout. La psychologie, camoufle en mains, vous creusait ses taupinières
dans le hachis des désirs, la boue des crachats.
Penser, c’était, avant tout, s’intoxiquer de soi-même.
L’OPIUM DU PEUPLE ET DES AUTRES
Mais s’agissait-il de drogues, la fameuse
chanson finale devait être toujours un cantique à la gloire de l’opium du peuple. Un
petit coup de musique religieuse. Là, ça va
mieux. Ce sont de saintes âmes que les âmes
des violons. Quant à celles des orgues, nul ne
leur conteste une magnificence archiépiscopale.
Et même ceux qui prétendent ne point
tomber dans le piège des confusions mélomaniaques, les disciples modernes de M. de Voltaire, après avoir consenti à répéter la phrase
célèbre : « Si Dieu a fait l’homme à son image,
l’homme le lui a bien rendu », ces professionnels de l’ironie s’autoriseront de la vieille
boutade (2 pour continuer à tolérer, c’est-à-dire encourager, de toute leur fielleuse bonnasserie, les idées, les idées chrétiennes que le
monde se fit au soir angoissé de l’empire romain.
Les radicaux
trinquent avec les cardinaux,
jolis cocos.
Ma foi, ces messieurs vous rendraient
poètes.
L’Eglise, refuge des cœurs qu’on a sortis de
leurs poitrines originelles, des cœurs dont on
ne sait que faire, des cœurs perdus, cette idée,
bien emberlificotée de mots et motifs à soutaches et soubretaches, on sait qu’elle a servi
d’axe à l’une des phrases les plus ronflantes
de Barbey d’Aurevilly. Mais, cher Barbey (au
fait, ne dit-on pas crotté comme un barbet),
mais, cher Crotté d’Aurevilly, faut-il que la
saoûlerie à l’eau bénite ait obscurci votre intelligence si souvent fulgurante des êtres et
des idées, – n’est-ce pas historien des Diaboliques et de la Vieille maîtresse, – pour que vous
n’ayez pas même soupçonné que l’Eglise, à
fin de ne point demeurer vide, s’était justement donné à tâche de faire en sorte qu’il y
eût beaucoup de cœurs perdus, de cœurs,
d’âmes sans corps, en réponse à la vieille
image des corps sans âme.
Les solitaires les plus brillants, ceux qui se
sont arrangé une petite coquille dont la nacre
accroche, retient, renvoie les rayons du soleil,
ceux dont la gourmandise s’est trouvé une petite cachemite aussi bien dorée que croûte de
pâté, ceux qui ont connu la gloire, puis feint
de très exaltants mépris, ne savons-nous pas
que leurs réduits, leurs tours d’ivoire, finissent
toujours par sentir la croupissure d’eau bénite,
le pipi de chaisière, les aisselles de sacristain
et le nombril de chanoine.
L’aile de l’imbécillité dont Baudelaire s’est
senti effleuré, mais elle se confondait avec la
membrane des chauves-souris, le velours empoisonné des religions qui flattent, caressent,
enveloppent celui que la société a désossé, démusclé, décartilaginé. Homme poreux à la détresse, l’Eglise, autour du cerveau, glisse,
d’abord, son impondérable encens, puis c’est
la gélatine des oraisons, et, en compresse de
sirop d’opale, la lumière des vitraux. Alors, se
mettent à sonner les cloches, les cloches,
comme, lorsque parvenu au point culminant
de l’anesthésie, on sait qu’on va retomber de
l’autre côté. Du côté de la mort. Cette fois,
l’opération consiste à empiler l’un sur l’autre,
en paquets, tous ces feutres de sournoiseries,
dont la pression, digne collaboratrice des scléroses organiques, ne fera point quartier aux
méninges.
L’Eglise, tous les chemins lui sont bons, et
elle s’en vante : Tous les chemins mènent à
Rome. Ainsi, alors que, dans le privé, un ratichon qualifiait de sacrements du diable les
drogues et l’inversion, les ambassadeurs de
l’Eglise, ses représentants officiels et semi-officiels cherchaient des recrues, des alliés
parmi ceux-là mêmes qui n’avaient jamais eu
d’autres soucis que de communier à ces tables.
CHANTAGES A LA POESIE
Avant leur faillite définitive, les grandes
compagnies religieuses – eh ! ne dit-on pas la
Compagnie de Jésus, comme la Compagnie du
Gaz – ces entreprises d’obscurité ont recours
à tous les moyens, à toutes les publicités.
Le Clergé s’est modernisé, mis au goût du
jour. Ainsi, l’abbé Violet relève ses jupes, et,
d’un pied gaillard, s’en va au Club du Fau
bourg, discuter le coup : Faut-il que jeunesse
se passe ? Mon curé va chez les riches (bien
sûr), chez les pauvres (ça lui plait moins),
chez les sportifs et même (qu’il dit), chez les
poètes. Quand il ne peut ou n’ose, ou ne veut,
ou ne daigne se déranger en personne, il dépêche son nonce laïque. La plus fameuse de
ces visites fut pour l’esthète. Sur son seuil, littérature et religion échangèrent des lettres de
créance. On décida une petite parade. Le nouveau converti donna la réplique au thomiste.
L’on eut donc un tam-tam qui valait bien les
histoires de colliers perdus, dans les taxis, par
des vedettes en mal de réclame.
Comme, par ailleurs, le mot mystique avait
été repeint à neuf, de quels tours de passepasse ne devint-il pas la baguette magique. En
guise de prestidigitateur, ce petit bonhomme
de syllogisme :
Mystique = homme religieux.
Homme qui refuse de composer avec le
monde et ses iniquités = mystique.
Donc, = homme religieux.
Ainsi, jusque dans les blasphèmes, vit-on
l’expression de la foi. L’iconoclaste fut baptisé
mystique à l’état sauvage et, à travers cette
épithète, passèrent, comme lettres à la poste,
contre-sens et fraudes majeures, à quoi
avaient, au reste, déjà prouvé qu’ils savent
exceller les messieurs bien pensants de l’art
et de la littérature qui feignent de s’intéresser
à des œuvres subversives, rien que pour les
vider de leur moelle, leur flanquer un tuteur,
justement de bois mystique, donc complaisant
aux volubilis du conformisme gloseur.
C’est la grande tradition claudellienne, dont
le mâchouillis diplomatico-bondieusard, depuis tant d’années, s’efforce de convertir (on
fait bien voter les morts) Rimbaud, en boule
de gomme très catholique.
Quand on lui demanda son avis sur le sur
réalisme, le poète ambassadeur (parce qu’il
avait affaire à des vivants qu’il ne pouvait
embigoter malgré eux) répondit par une grossièreté.
Au reste, le surréalisme, appel d’air, était
bien fait pour, dès sa première phase, effrayer
les grenouilles de bénitier, vous savez ces
jolies petites bêtes sans cœur, sans rate, sans
gésier, sans poumon et qui respirent avec la
peau, celle du cul de préférence, car, alors,
elles se respirent elles-mêmes dans ce qu’elles
ont de plus caractéristique.
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