Jésus-Christ, avec sa Pâque et ses apôtres, me rappelle un vieux couple de pédérastes qui se léchaient, pourléchaient les babines, à la pensée de manger des croque-monsieur, et, dans un genre hétérosexuel, ce curieux plat intitulé Caprice de Madame à l’Indienne, composé de rognons de lapins (on n’échappera point à certaine association) posés sur un plat de riz, le riz fournissant lui-même l’image d’un tapis de dents.

Qui ne se laisse prendre à la glu des mythes et symboles ?

Pour moi, la nuit qui suivit le dîner où m’avaient été servis les caprices de Madame à l’Indienne, je luttai, afin d’éviter les pièges d’un complexe de castration, dont, mon sommeil, soudain, s’était rappelé, que, jadis, un psychanalyste m’avait dit que j’étais sinon affecté, du moins menacé.

Ainsi, en arrivai-je à vouloir me venger sainement de ces couilles, mes couilles couchées sur un lit d’incisives et de canines : Une femme échevelée courait de par les rues, à la main, un objet qui était à la fois un sexe d’homme en état d’érection et un revolver. Cette femme, la dame des caprices à l’indienne, relevait ses jupes, introduisait l’arme dans la forêt pubique, l’y enfonçait, appuyait sur la gâchette. Un coup sourd et secret. Elle tombait morte, et moi qui n’allais pouvoir jamais me consoler de ce qu’un objet à faire la vie, en elle, eût fait la mort, et quoique rien ne pût racheter l’abominable méprise, je voulais quand même, victime des préjugés familiaux, qu’elle eût au moins un très bel enterrement. Mais un enterrement pas trop triste. Aussi, fût-ce une grande joie que de voir venir à ma rencontre, une chanteuse qui, spécialisée dans le Satie, allait savoir animer de sa verve la musique funèbre.

– Et beaucoup mieux que tu ne peux imaginer, mon petit, s’écria-t-elle, devinant ma pensée.

Alors, pour me prouver qu’elle était bien du temps des valses et des Rose-Croix, de relever ses jupes et me montrer des poils taillés en moustaches et barbiche, à la mode des ténors de la fin du XIXe.

De ses doigts potelés, elle épila ce bouc jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’une impériale. Par cette taille de style Napoléon III, elle entendait me signifier que Gounod allait redevenir de mode.

Et de fait, elle se mit à chanter, à tue-con, un Ave Maria, qui me valut de revivre certain matin de mon enfance, dans une chapelle, où, pour en revenir à Jésus, se trouvait un chemin de croix, au sujet duquel, il est grand temps, aujourd’hui, de m’expliquer.

Des centurions très beaux gosses, les mollets serrés dans des guêtres d’or, en paraissaient d’autant plus et mieux nus, à l’instant que le genou saillait. Sous la peau brune, dès la rotule, montaient des muscles de fantassins, ombragés, juste, au sommet des cuisses, par des petits jupons de couleurs tendres, eux-mêmes, échappés de cuirasses dont le métal moulait pectoraux torses et hanches, mais s’échancrait, avec on ne peut plus de complaisance, pour dégager les épaules, le cou.

Vêtu d’une très élégante robe blanche, courbé sous la croix, au départ, Jésus offrait l’échine. De la minute où Ponce-Pilate s’en était lavé les mains, le symbolisme sexuel avait été précisant. Jésus tombait, se relevait, c’est-à-dire avait joui, se retrouvait prêt à jouir, avait rejoui sous le fouet des athlètes aux costumes suggestifs.

Or, de même que la jeune épouse crie « maman » dans son effroi de la volupté, lui ne cessait d’appeler son père.

Au jardin des Oliviers, sa solitude en rut avait eu soif de boire le calice jusqu’à la lie, entendez, sucer jusqu’à l’ultime goutte de leur sperme, tous ces membres virils que, dans la claire lumière de son dernier dimanche, il avait imaginés tendres rameaux, mais que l’orage du Golgotha devait métamorphoser en rugueuses, inexorables verges.

Pour le fils de Marie, de cette pauvre fille qui s’était crue vierge, toujours vierge, enceinte du Saint-Esprit parce que son imbécile de mari n’avait su la faire jouir, pour celui dont la vie prénatale, elle-même, s’était trouvée castrée, quelle revanche, lorsque le sexe de l’homme, de son semblable, de son père, d’instrument de fustigation, devint instrument de supplice plus précis, devint la croix, cette croix dont l’érection, au sommet d’une colline, déjà, faisait prévoir la nostalgie phallique, qui, de ses clochers, allait durant des millénaires, encombrer ce monde, qu’un abominable malentendu avait osé prétendre désexuer.

La croix-squelette de pénis-vampire.

Et ces clous qui pénètrent pieds et mains.

Et ces épines dont les pointes ont déjà traversé le crâne, hymen osseux qui ne peut, ne veut plus défendre le cerveau dont la molle masse, d’ailleurs, entend être possédée.

Mais alors, il y eut l’éponge de vinaigre, c’est-à-dire le mépris du plus beau des soudards, pour cette guenille qui voulait être sa guenille. Ce légionnaire qui, parmi les putains entassées au pied de la croix, ne pouvait manquer de reconnaître la croupe experte de Marie-Magdeleine, ainsi ne fera point à Jésus, l’hommage de la moindre petite secrétion prostatique. Il se contente de lui pisser dans la bouche.

Alors, s’achève la triouse. Entre les deux larrons, les deux marrons10, le Christ n’est plus que l’ombre d’un misérable bigoudis.

Marie et ses compagnons, de soigner, dorloter, la pauvre chose.

A feindre cette tendresse posthume, la femme se venge de ce par quoi, l’homme en vie, en vît, l’asservit, prétendit l’asservir, au moins la cloua sur sa paillasse.

Ce bâton de maréchal, dont la grande Catherine disait que chacun de ses soldats le portait dans sa braguette, les créatures frigides ou peureuses attendent qu’il ne soit plus qu’une petite loque morte, pour lui accorder une pitié chrétienne, qui, à la fois, se targuera de son renoncement et de sa fidélité.

A ces pouilleuses, nous opposerons Ophélie qui, avant d’aller se noyer, choisit pour s’en couronner, ces longues fleurs pourpres que, selon Shakespeare, les jeunes filles réservées appellent doigts d’homme mort, tandis que les bergers licencieux leur donnent un autre nom.

 

LA VIERGE ET LE SERPENT

Or, cette Marie, qui ne s’occupait du principe mâle que pour l’ensevelir, le ranger dans un sépulcre, c’est sous sa protection que les hommes enjuponnés avaient prétendu mettre notre enfance.

Elle avait la meilleure place dans la chapelle, où, sous forme de statue de marbre, elle se tenait droite, plus grande que grandeur nature. Sourires, longs voiles et couronnes, rien n’avait été négligé de ce qui pouvait, aux yeux de l’enfance, la parer d’une douceur que nos curés disaient ineffable.

Mais cette marmoréenne personne avait des pieds, des pieds de flic, des pieds dont la pesée écrasait le serpent, un pauvre serpent qui, dans une ultime convulsion, relevait la tête et dardait, sous forme de langue, une flamme désespérée qui ne saurait être comparée qu’à ce jet de sperme, dont s’accompagne, dit-on, la mort du pendu.

Les années que je dus, pour des prières masochistes, m’agenouiller devant cette parabole pétrifiée, sans doute, n’en pouvais-je saisir, dans son abominable exactitude, tout le sens, mais, puisque diable il y avait (et, bien, que je ne comprisse encore ce que, par diable, il s’agissait d’entendre) j’étais pour le diable, ce pauvre diable d’écrasé contre l’écraseuse.

Elle, Notre-Dame du coup de pied dans le bas-ventre, par ce joli geste, elle prétendait venger Adam et Eve, le premier couple, le Couple. Les venger de quoi ? Du serpent jailli de l’homme, du désir qui avait, d’abord, serpenté à l’ombre de l’arbre de la science, puis, soudain, s’était dressé pour se confondre avec le tronc vertical, dont, les racines doublaient, protégeaient, caressaient, enchantaient les veines extasiées du mâle, les artères délirantes de la femelle.

Or, justement, parce que rien, en comparaison de cette minute, ne vaut, ne peut valoir, tout de suite, s’était terni l’or des âges d’or.

La volupté jette des créatures hors du quotidien.

Qu’elles se trouvent remises au beau (ou plutôt vilain) milieu de leur monde, ce sera pour ne plus saisir que les défauts de ce qu’elles avaient, dans l’extase de la vie toute neuve, appelé leur paradis terrestre.

Une compensation est inventée : Dieu qui arrive avec tout un attirail d’interdits.

On veut qu’il soit lumière, parce que la nuit a succédé au jour.

Mais, l’éblouissant, dont, l’homme veut doubler ses ténèbres, cette clarté absolue qu’il inventé derrière les heures obscures, cet invisible, par quoi, il entend purifier, remplacer l’univers, dès que le crépuscule se met à en effacer le dessin, les couleurs, toutes ces chimères compensatoires, ces bêtes à bon Dieu qui ne sont pas, hélas, des coccinelles, se vengeront sur les jours et sur les nuits, qu’elles déchireront de leurs griffes, étoufferont de leurs monstrueux membres gothiques, meurtrières à l’intelligence et au cœur de 1 homme qui les laisse rôder autour de son âge moyen, tout comme, à son moyen âge, elle assassinèrent, à jamais, le bonheur, les élans du monde chrétien.

L’histoire du paradis perdu...

Ainsi, s’exprime la nostalgie de ce possible que la peur a, peu à peu, métamorphosé en impossible.

Chacun relègue, dans le passé, la préhistoire, l’extase dont il ne peut se consoler de l’avoir manquée, ce prodigieux instant qu’il a vécu, mais sans avoir su le prolonger, se le rappeler pour en illuminer sa vie crasseuse, en faire son temps, le Temps.

Alors, le dépit d’inspirer aux idéalistes ce réalisme terre à tere, contre-poids aux extravagances des édens passés, des paradis futurs. Par peur d’être déçus, ils se refusent à tout espoir de connaissance, se rient de la poésie, de ses recherches et découvertes, dont certaines, déjà, ont permis à l’œil aigu de Dali de prévoir le jour où la culture de l’esprit s’identifiera à la culture du désir.

Avant qu’il en soit ainsi, sans doute, faudra-t-il, du sceptique léger au religieux obtus, imposer silence à tous ces agnosticisines, qui, d’une souriante soumission au fait ou d’un rauque impitoyable renoncement, espèrent payer, fléchir les puissances, dont, ils se croient menacés.

Ils veulent charmer ce à quoi ils n’ont pas le courage de s’attaquer.

Du fruit défendu (la pomme), au fruit béni (le fruit des entrailles de Marie), il n’y a que le sacrifice, dont le christianisme a entendu faire sa plus haute idée.

Or, on ne sacrifie pas dans le vide. S’il y a sacrifice, toujours c’est d’une chose à une autre, d’une moins bonne à une meilleure, d’un monde temporel à un monde éternel.

Les païens, écrit Feuerbach, offraient à leurs dieux des sacrifices humains, sanglants. Mais combien de sacrifices humains, la foi catholique, la foi protestante n’ont-elles pas offert au Dieu des chrétiens ?

Et ici, Feuerbach devançant Freud, ajoute : Mais quel sacrifice est plus grand pour l’homme naturel que le sacrifice du penchant du sexe ?

Le sacrifice le plus grand témoigne de la volonté d’atteindre, coûte que coûte, au plus grand bonheur, à la plus grande paix.

Tous ne vont certes pas jusqu’à cet extrémisme émasculateur, où en arrivent, de gaîté de cœur, certaines sectes fanatiques.

L’homme réfléchit, calcule, transige, décide de couper la poire en deux, de garder, pour soi, la plus belle moitié. Donc, au lieu d’abandonner le tout sexuel, il en prélèvera une dîme prépuciale. D’où la circoncision, à propos de quoi, le Dr. Allendy me signalait le danger, pour qui l’avait subie, de se trouver, par la suite, en proie au complexe de castration.

Il serait légitime, au nom de la loi d’universelle réciprocité, de retourner cette explication causale. Il se pourrait que la circoncision ne fût qu’un effet du complexe de castration et, peut-être même, à son endroit, une thérapeutique11).

L’individu a offert à la divinité un petit morceau, pour pouvoir, impunément, disposer de l’ensemble. Il a triché sur le poids, essayé de rouler Dieu. C’est, d’ailleurs, le propre de l’homme religieux que de vouloir rouler l’omnipotent dont l’omnipotence, à ses dépens s’exerce. Piètre revanche des bigots, lorsqu’ils ont dû finir par constater, comme ce héros d’André Gide, (le père Lapérouse dans les Faux Monnayeurs) : Dieu m’a roulé.

Il est, d’autre part, on ne peut plus clair, que le diable symbolise l’érection, l’érection, le diable. Pour n’en point douter, il me suffit de me rappeler ce diable-qui-sort-d’une-boîte, jouet à la mode au temps de mon enfance. Un personnage velu, cylindrique et à ressorts, d’une poussée, soulevait son couvercle. L’andrinople dont il était vêtu, quand, d’un sou bresaut, il l’avait tendue, lui valait de ressembler à un membre de cheval hors de sa gaine.

L’expression répugnante du visage, et, çà et là, des poils poisseux de sécotine faisaient de sa personne un objet de dégoût, réplique, avant la lettre, mais dans le genre abominable, à ces objets de désir qu’on devait, plus tard, servir vidés de toute moelle humaine à ma fringale lycéenne.

 

LE COMPLEXE D’ORESTE

Du monstre à ces alexandrins dont l’ennui trahissait les passions, la tactique ne manquait pas de continuité. Mais l’esprit gaulois et la science chrétienne des tortures avaient eu beau faire front unique contre la haute, la plus haute voix de terre, avaient eu beau vouloir, à coups d’affreuses poupées et marionnettes algébriques, saccager toutes les pousses de l’instinct, le triomphe n’en restait pas moins à ce diable, hideux, certes, mais dont la hideur se riait du couvercle qui prétendait l’écraser.

Après lui, vint Oreste.

En fait de familles, nulle ne pouvait m’intéresser autant que celle des Atrides.

Aux psychanalystes professionnels, j’offre ce lapsus, qui, l’automne dernier, plusieurs fois, me valut d’écrire, de dire Oreste au lieu d’Œdipe. Ne fallait-il point en conclure que j’étais de ceux qui eussent préféré tuer leur Clytemnestre de mère, plutôt que leur Laïus de père. Sans doute, pourrait-on objecter que l’un aussi bien que l’autre crimes, en dernière analyse, peuvent être dits passionnels, avec objet unique de passion : la mère, qui dans le premier cas est victime, dans le second, bénéficiaire du meurtre.

Pour moi, je vois, dans le complexe d’Oreste, une substitution de la sœur à la mère.

Revenu au pays natal, Oreste n’a-t-il point posé son pied dans une empreinte, juste à sa mesure. Grâce à cette coïncidence, il a retrouvé la trace d’Electre, sa sœur, il a retrouvé la trace de la femme qu’il avait assassinée en la personne de Clytemnestre.

On connaît l’expression : trouver chaussure à son pied.

La chaussure au pied d’Oreste, c’est Electre.

Aussi, à la lumière de ce souvenir, ai-je compris, pourquoi rien ne m’avait, au cours des séances de psychanalyse, révolté, comme de m’entendre dire que je cachais ma pensée intime, lorsque je prétendais avoir préféré à mon frère aîné les sœurs qui m’étaient puinées.

Selon le psychiâtre je haïssais ces dernières. C’était dans l’ordre. C’était un ordre de sa psychanalyse primaire, intransigeante. N’étaient-elles point venues, en effet, me ravir l’affection maternelle. Cette affection, quel moyen de faire admettre que j’y avais renoncé, parce que ne m’avait pas semblé assez féminine12 celle à qui j’eusse dû la vouer !

Un petit mâle qui a vu ou cru sa voracité originelle frustrée de la créature rassasiante, juge, au contraire de tout ce que peuvent prétendre les psychanalystes, miraculeuse la naissance du bébé femelle, dont le vagissement, comme s’il était déjà le soprano d’une amoureuse d’Opéra-comique ranime, au foyer, le principe qui s’y trouvait déficient...

Oreste met le pied dans la trace du pied de sa sœur, Oreste prend son pied avec sa sœur (cette remarque familière ne vise certes point à introduire dans l’étude de ce cas mythologique une cocasserie de style belle Hélène), Oreste substitue l’inceste à l’inversion et il retrouve son équilibre. Alors, il n’a plus qu’à marier son amant Pylade à sa sœur Electre. Il tombe amoureux d’Hermione.