Mais après avoir rempli deux colonnes seulement avec le compte rendu des pièces jouées à l’Ambigu-Comique et au Vaudeville, il consacra le reste de l’article à un témoignage sur les effets du hachich. Nous avons choisi de reproduire uniquement cette partie, dont le texte a plusieurs fois été repris séparément : d’abord par Jacques Moreau de Tours dans Du hachisch et de l’aliénation mentale, en 1845, puis dans L’Orient, un recueil d’écrits de Gautier composé par l’éditeur Charpentier en 1877. C’est dans cette dernière publication qu’il prend le titre : « Le hachich ».
Le butin théâtral a été, comme vous le pouvez voir, bien mince cette semaine : un mélodrame à peine en cinq actes et un vaudeville réduit à sa plus simple expression ; c’est peu. Manquant de spectacles, nous avons résolu de nous en donner un à nous-mêmes sans sortir de notre chambre et dans le coin de notre sofa. Depuis longtemps nous entendions parler, sans trop y croire, des merveilleux effets produits par le hachich. Nous connaissions déjà les hallucinations que cause l’opium fumé ; mais le hachich ne nous était connu que de nom. Quelques amis orientalistes nous avaient promis plusieurs fois de nous en faire goûter ; mais, soit difficulté de se procurer la précieuse pâte, soit tout autre raison, le projet n’avait pas encore été réalisé. Il l’a été enfin hier, et l’analyse de nos sensations remplacera le rendu-compte des pièces qu’on n’a pas jouées.
De tout temps, les Orientaux, à qui leur religion interdit l’usage du vin, ont cherché à satisfaire par diverses préparations ce besoin d’excitation intellectuelle commun à tous les peuples, et que les nations de l’Occident contentent au moyen de spiritueux et de boissons fermentées. Le désir de l’idéal est si fort chez l’homme qu’il tâche autant qu’il est en lui de relâcher les liens qui retiennent l’âme au corps, et comme l’extase n’est pas à la portée de toutes les natures, il boit de la gaité, il fume de l’oubli et mange de la folie, sous la forme du vin, du tabac et du hachich. – Quel étrange problème ! un peu de liqueur rouge, une bouffée de fumée, une cuillerée d’une pâte verdâtre, et l’âme, cette essence impalpable, est modifiée à l’instant ; les gens graves font mille extravagances, les paroles jaillissent involontairement de la bouche des silencieux, Héraclite rit aux éclats et Démocrite pleure.
Le hachich est un extrait de la fleur de chanvre (cannabis indica), que l’on fait cuire avec du beurre, des pistaches, des amandes et du miel, de manière à former une espèce de confitures assez ressemblante à la pâte d’abricot, et d’un goût qui n’est pas désagréable. – C’était du hachich que faisait manger le Vieux de la Montagne aux exécuteurs des meurtres qu’il commandait, et c’est de là que vient le mot assassin, hachachin (mangeur du hachich).
La dose d’une cuillérée suffit aux gens qui n’ont pas l’habitude de ce régal de vrai croyant. – L’on arrose le hachich de quelques petites tasses de café sans sucre à la manière arabe, et puis l’on se met à table comme à l’ordinaire, car l’esprit du chanvre n’agit qu’au bout de quelques temps.– L’un de nos compagnons, le docteur****46, qui a fait de longs voyages en Orient, et qui est un déterminé mangeur de hachich, fut pris le premier, en ayant absorbé une plus forte dose que nous ; il voyait des étoiles dans son assiette, et le firmament au fond de la soupière ; puis il tourna le nez contre le mur parlant tout seul, riant aux éclats, les yeux illuminés, et dans une jubilation profonde. Jusqu’à la fin du dîner, je me sentis parfaitement calme, bien que les prunelles de mon autre convive commençassent à scintiller étrangement, et à devenir d’un bleu de turquoise tout à fait singulier. Le couvert enlevé, j’allais m’asseoir ayant encore ma raison, sur le divan, où je m’arrangeai entre des carreaux de Maroc le plus commodément possible pour attendre l’extase. Au bout de quelques minutes, un engourdissement général m’envahit. Il me sembla que mon corps se dissolvait et devenait transparent. Je voyais très nettement dans ma poitrine le hachich que j’avais mangé sous la forme d’une émeraude d’où s’échappaient des millions de petites étincelles ; les cils de mes yeux s’allongeaient indéfiniment, s’enroulant comme des fils d’or sur des petits rouets d’ivoire qui tournaient tout seuls avec une éblouissante rapidité. Autour de moi, c’étaient des ruissellements et des écroulements de pierreries de toutes couleurs, des arabesques, des ramages sans cesse renouvelés, que je ne saurais mieux comparer qu’au jeu du kaléidoscope ; je voyais encore mes camarades à certains instants, mais défigurés, moitié hommes, moitié plantes, avec des airs pensifs d’Ibis debout sur une patte, d’autruches battant des ailes si étranges, que je me tordais de rire dans mon coin, et que, pour m’associer à la bouffonnerie du spectacle, je me mis à lancer mes coussins en l’air, les rattrapant et les faisant tourner avec la dextérité d’un jongleur indien. L’un de ces messieurs m’adressa en italien un discours que le hachich, par sa toute puissance, me transposa en espagnol. Les demandes et les réponses étaient presque raisonnables, et roulaient sur des choses indifférentes, des nouvelles de théâtre ou de littérature.
Le premier accès touchait à sa fin. – Après quelques minutes, je me retrouvai avec tout mon sang-froid, sans mal de tête, sans aucun des symptômes qui accompagnent l’ivresse du vin, et fort étonné de ce qui venait de se passer. – Une demi-heure s’était à peine écoulée que je retombai sous l’empire du hachich. Cette fois la vision fut plus compliquée et plus extraordinaire. Dans un air confusément lumineux, voltigeaient avec un fourmillement perpétuel des milliards de papillons dont les ailes bruissaient comme des éventails. De gigantesques fleurs au calice de cristal, d’énormes passeroses, des lis d’or et d’argent montaient et s’épanouissaient autour de moi avec une crépitation pareille à celle des bouquets de feux d’artifices. Mon ouïe s’était prodigieusement développée ; j’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes. Un verre renversé, un craquement de fauteuil, un mot prononcé bas, vibraient et retentissaient en moi comme des roulements de tonnerre ; ma propre voix me semblait si forte que je n’osais parler, de peur de renverser les murailles ou de me faire éclater comme une bombe ; plus de cinq cents pendules me chantaient l’heure de leurs voix flûtées, cuivrées, argentines. Chaque objet effleuré rendait une note d’harmonica ou de harpe éolienne. Je nageais dans un océan de sonorité où flottaient comme des îlots de lumière quelques motifs de la Lucia et du Barbier.
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