Jamais béatitude pareille ne m’inonda de ses effluves : j’étais si fondu dans le vague, si absent de moi-même, si débarrassé du moi, cet odieux témoin qui vous accompagne partout, que j’ai compris pour la première fois quelle pouvait être l’existence des esprits élémentaires, des anges, et des âmes séparées du corps. J’étais comme une éponge au milieu de la mer : à chaque minute, des flots de bonheur me traversaient, entrant et sortant par mes pores, car j’étais devenu perméable, et jusqu’au moindre vaisseau capillaire tout mon être s’injectait de la couleur du milieu fantastique où j’étais plongé. Les sons, les parfums, la lumière, m’arrivaient par des multitudes de tuyaux minces comme des cheveux dans lesquels j’entendais siffler les courants magnétiques. – À mon calcul, cet état dura environ trois cents ans, car les sensations s’y succèdent tellement nombreuses et pressées que l’appréciation réelle du temps était impossible.–L’accès passé, je vis qu’il avait duré un quart d’heure.

Ce qu’il y a de particulier dans l’ivresse du hachich, c’est qu’elle n’est pas continue ; elle vous prend et vous quitte, vous monte au ciel et vous remet sur terre sans transition, comme dans la folie on a des moments lucides. – Un troisième accès, le dernier et le plus bizarre, termina ma soirée orientale : dans celui-ci ma vue se dédoubla. – Deux images de chaque objet se réfléchissaient sur ma rétine et produisaient une symétrie complète ; mais bientôt la pâte magique tout à fait digérée agissant avec plus de force sur mon cerveau, je devins complètement fou pendant une heure. Tous les songes pantagruéliques me passèrent par la fantaisie : caprimulges, coquecigrues, oysons bridés, licornes, griffons, cochemares, toute la ménagerie des rêves monstrueux, trottait, sautillait, voletait, glapissait par la chambre ; c’étaient des trompes qui finissaient en feuillages, des mains qui s’ouvraient en nageoires de poisson, des êtres hétéroclites avec des pieds de fauteuil pour jambes, et des cadrans pour prunelles, des nez énormes qui dansaient la cachucha montés sur des pattes de poulet ; moi-même, je me figurais que j’étais le perroquet de la reine de Saba, maîtresse de défunt Salomon. Et j’imitais de mon mieux la voix et les cris de cet honnête volatile. Les visions devinrent si baroques que le désir de les dessiner me prit, et que je fis en moins de cinq minutes, avec une vélocité incroyable, sur des dos de lettres, sur des billets de garde, sur les premiers morceaux de papier qui me tombaient sous les mains, une quinzaine de croquis les plus extravagants du monde. L’un d’eux est le portrait du docteur ***, tel qu’il m’apparaissait, assis au piano, habillé en turc, un soleil dans le dos de sa veste. Les notes sont représentées, s’échappant du clavier, sous forme de fusées et de spirales capricieusement tirebouchonnées. Un autre croquis portant cette légende, un animal de l’avenir, représente une locomotive vivante avec un cou de cygne terminé par une gueule de serpent d’où jaillissent des flots de fumée, avec des pattes monstrueuses composées de roues et de poulies ; chaque paire de pattes est accompagnée d’une paire d’ailes, et sur la queue de l’animal, on voit le Mercure antique qui s’avoue vaincu malgré ses talonnières. Grâce au hachich, j’ai pu faire, d’après nature, le portrait d’un farfadet. Jusqu’à présent, je les entendais seulement geindre et se remuer la nuit dans mon vieux buffet.

Mais voilà bien assez de folies. Pour raconter tout entière une hallucination de hachich, il faudrait un gros volume, et un simple feuilletoniste ne peut se permettre de recommencer l’apocalypse !

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Notes

Le Club des Hachichins

1- L’hôtel situé au 17, quai d’Anjou, sur l’île Saint-Louis, fut en réalité bâti par la famille Gruyn des Bordes en 1656, puis habité par le comte de Lauzun (1682-1685) et, bien plus tard, par le marquis de Pimodan et ses héritiers (1779-1804). Il a été acquis en 1842 par le baron Jérôme Pinchon, un bibliophile qui le louait aux artistes et aux hommes de lettres. Il appartient depuis 1928 à la mairie de Paris.

2- Le peintre hollandais Gottfried Schalcken (1643-1706) est l’auteur du tableau Couple éclairé par une bougie, conservé au musée du Louvre, auquel Gautier peut penser.

3- Le peintre de Louis XIV, Charles Lebrun (1619-1690), qui a décoré la galerie d’Apollon au Louvre et la galerie des Glaces au château de Versailles.

4- Le peintre François Lemoyne (1688-1737), qui a décoré le salon de la Paix et le salon d’Hercule au château de Versailles.

5- Le docteur Jacques Moreau de Tours (1804-1884), médecin à l’hôpital de Bicêtre, est l’un des fondateurs de l’aliénisme français. Il a été l’organisateur des séances à l’hôtel Pimodan. Il avait voyagé en Égypte, Palestine et Syrie de 1836 à 1840, où il avait fait ses premières expériences avec le hachich. Fortement intéressé à la question de l’hallucination et de la folie temporaire qu’il provoque, il expose ses idées dans Du hachisch et de l’aliénation mentale, études psychologiques (Fortin et Masson, 1845).

6- Hassan al-Sabbah, dit le Vieux de la Montagne, était le chef des Assassins, ou Nizarites, une communauté ismaélite qui se battit contre les Turcs et contre les Croisés au xiie siècle.

7- Joseph Freiherr von Hammer-Purgstall (1774-1856), auteur de Die Geschichte der Assassinen, Stuttgart, Cotta, 1818, dont Gautier a lu la traduction française : Histoire de l’ordre des Assassins (Paulin, 1833).

8- Louis Lebeuf (et non Lebœuf) était le propriétaire des manufactures de Creil et Montereau, où l’on produisait de la « porcelaine opaque ».

9- Bernard Palissy, grand céramiste et émailleur du xvie siècle : ses plats aux décors en relief, dits « rustiques figulines », incluaient des serpents, des lézards, des crustacés.

10- Le personnage de Daucus-Carota apparaît dans un conte de E.T.A. Hoffmann intitulé « La fiancée du roi, conte véridique », appartenant à la série des Frères de Saint-Sérapion et traduit en français par Théodore Toussenel, dans les Contes de E.-T.-A. Hoffmann (Pougin, 1838). En fait, Gautier confond ce conte avec le célèbre « Pot d’or » ou « Vase d’or », présent dans le même recueil.

11- Gautier pense aux séries les plus grotesques gravées par Jacques Callot (1592-1653), comme les Gobbi, les Gueux ou les Balli di Sfessania.

12- Gautier pense sans doute à la série de Caprices de Goya, gravée en 1799.

13- Karagheuz est un personnage traditionnel du théâtre de silhouettes turc.

14- J. W. Goethe, Faust, chap. « Nuit de Sabbat ».

15- Nom d’un célèbre danseur du bal de carnaval au théâtre de la Renaissance.

16- Philippe Musard (1792-1859), compositeur et chef d’orchestre. Dans La Presse du 29 décembre 1845, Gautier le décrit ainsi, au bal de l’Opéra : « Musard était là, morne, livide et grêlé, le bras étendu, le regard fixe. […] Le moment venu, il se courba sur son pupitre, allongea le bras, et un ouragan de sonorités éclata soudainement dans le brouillard de bruit qui planait au-dessus des têtes ; des notes fulgurantes sillonnaient le vacarme de leurs éclairs stridents, et l’on aurait dit que les clairons du Jugement dernier s’étaient engagés pour jouer des quadrilles et des valses. »

17- Le comédien Jacques-Charles Odry (1779-1853), que Gautier décrit ainsi dans La Presse du 29 janvier 1838 : « Comme la nature l’a traité en enfant gâté ! Avec quelle curiosité complaisante elle a soigné sa laideur ! Comme c’est une laideur parfaite, idéale, sans rivalité possible. Quasimodo lui-même est moins laid, car il arrive au terrible par le fantastique et le monstrueux ; mais Odry ! comme on voit qu’il a été fait exprès pour le théâtre des Variétés : un nez en bouchon de carafe, martelé de méplats et de facettes, allumé d’un rouge véhément, épaté au milieu de la figure et écrasé par le poing de la trivialité et de la sottise, des yeux de poisson cuit au regard hébété, une bouche fendue comme un grelot et faisant deux ou trois fois le tour de la tête ; des épaules voûtées, des jambes si comiquement cagneuses et dénuées de mollet ; des mains rugueuses, courtes, violettes, carrées ; puis, sur tout cela, cette admirable fatuité de bêtise et cette insolence d’âneries que vous savez. Ô grand inimitable, surprenant, ébouriffant Odry ! Jamais casse-noisette de Nuremberg, jamais tête chimérique sculptée dans les nœuds d’une canne, n’offrit un profil plus risiblement grotesque. »

18- Alcide Tousez (1806-1850), acteur du théâtre du Palais-Royal, dont Gautier dit qu’il est « d’une bêtise exhilarante, ébouriffante, pyramidale, d’une bêtise réfléchie et naïve à la fois, qui a un cachet tout particulier » (La Presse, 1er août 1841).

19- Étienne Arnal (1794-1872), acteur du vaudeville, également auteur, auquel Gautier attribue une « laideur idéale » (La Presse, 19 avril 1843).

20- Pierre-Alfred Ravel (1814-1881), acteur du théâtre des Variétés et du Palais-Royal sur lequel Gautier écrit : « À ce type de bonhomie niaise exploité déjà par Alcide Tousez, Ravel ajoute de son chef une certaine finesse campagnarde assez réjouissante. C’est une bonne figure à voir, un masque pourvu d’une grimace originale » (La Presse, 23 novembre 1842).

21- Gustave III ou le bal masqué, opéra d’Auber sur un livret de Scribe, créé à l’Opéra de Paris le 27 février 1833.