Mais je ne crois pas que les choses s’arrangent ainsi, tant que votre parti le réclamera avec des injures et des menaces. Ainsi, quant à ce qui me concerne, soyez sûr qu’aucun compagnon d’aucun Devoir que ce soit ne me contraindra jamais, par de tels moyens, à proclamer l’ancienneté et la supériorité de son parti sur un parti quelconque.

– Ah çà, vous n’êtes donc pas compagnon ? Je vois que, depuis une heure, vous me raillez, et que vous n’avez de préférence pour aucune couleur. Ceci me prouve que vous êtes un Indépendant ou un Révolté ; peut-être même avez-vous été chassé de quelque société pour votre mauvaise conduite. Je saurai vous reconnaître, et, s’il en est ainsi, vous démasquer en quelque lieu que je vous trouve.

– Cette crainte ne m’inquiète pas, répondit Pierre ; nous nous rencontrerons peut-être ailleurs et dans des relations plus cordiales que vos manières actuelles n’en marquent le désir. Vous plaît-il maintenant de me laisser partir ? je ne puis m’arrêter plus longtemps.

– Vous êtes un homme fort prudent, repartit l’obstiné tailleur de pierres ; mais je le suis aussi, et ne me soucie pas de compromettre ma réputation en vous laissant continuer votre chemin de la sorte. Voyons, finissons-en, faites-vous connaître.

– Mon nom ne vous donnera aucune garantie, répondit Pierre. Il n’est pas illustre comme le vôtre. Mais si mon silence engendre vos soupçons, je consens à parler, vous déclarant que je n’entends pas, en cela, me rendre à un ordre de votre part, mais au conseil de ma raison. Je me nomme Pierre Huguenin.

– Attendez donc ! n’est-ce pas vous que l’on a surnommé L’ami du trait, à cause de vos connaissances en géométrie ? N’avez-vous pas été premier compagnon à Nîmes ?

– Précisément. Nous serions-nous rencontrés déjà ?

– Non ; mais vous quittiez cette ville comme j’arrivais, et j’ai entendu parler de vous. Vous êtes un habile menuisier, à ce qu’on dit, et un bon sujet ; mais vous êtes un gavot, l’ami, un vrai gavot !

– Je suis, comme vous, le fils d’un père plus humain et plus illustre que Salomon ou Jacques.

– Que voulez-vous dire ? Y a-t-il une nouvelle société qui se vante d’un fondateur plus fameux que les nôtres ?

– Oui. Il y a une plus grande société que celle des Gavots et des Dévorants : c’est la société humaine. Il y a un maître plus illustre que tous ceux du Temple et tous les rois de Jérusalem et de Tyr : c’est Dieu, il y a un Devoir plus noble, plus vrai que tous ceux des initiations et des mystères : c’est le devoir de la fraternité entre tous les hommes.

Jean le dévorant resta interdit, et regarda Pierre le gavot d’un air moitié méfiant, moitié pénétré. Enfin il s’approcha de lui, et fit le geste de lui tendre la main ; mais il ne put s’y résoudre, et la retira aussitôt.

– Vous êtes un homme singulier, lui dit-il, et les paroles que vous me dites m’enchaînent malgré moi. Il me semble que vous avez beaucoup réfléchi sur des choses dont je n’ai pas eu le temps de m’occuper, et qui, cependant, m’ont tourmenté comme des cris de la conscience. Si vous n’étiez pas un gavot, il me semble que je voudrais vous connaître intimement et vous faire parler de ce que vous savez ; mais mon honneur me défend de contracter amitié avec vous. Adieu ! puissiez-vous ouvrir les yeux sur les abominations de votre Devoir de liberté, et venir à nous qui, seuls, possédons l’ancien, le véritable, le très saint Devoir de Dieu. Si vous aviez pris la bonne voie, j’aurais été heureux de vous y faire admettre et de vous servir de répondant et de parrain. Votre nom eût été Pierre le Philosophe.

Ainsi se quittèrent les deux compagnons, chacun emportant la pensée, quoique chacun à un degré différent, que ces distinctions et ces inimitiés du compagnonnage étouffaient bien des lumières et brisaient bien des sympathies.

CHAPITRE VIII

Vers le soir, Pierre Huguenin arriva sur les bords de la Loire. À la vue de ce beau fleuve qui promenait mollement son cours paisible au milieu des prairies, il se sentit tout à coup comme soulagé de la pesante chaleur du jour, et il marcha quelque temps sur le sable fin, par un sentier tracé dans les oseraies de la rive. Il apercevait déjà, dans le lointain, les noirs clochers de Blois. Mais en vain il doubla le pas ; il vit bientôt qu’il lui serait impossible d’arriver avant l’orage. Le ciel était chargé de lourdes nuées, dont les eaux reflétaient la teinte plombée. Les osiers et les saules du rivage blanchissaient sous le vent, et de larges gouttes de pluie commençaient à tomber, il se dirigea vers un massif d’arbres, afin d’y chercher un abri ; et bientôt, à travers les buissons, il distingua une maisonnette assez pauvre, mais bien tenue, qu’à son bouquet de houx il reconnut pour un de ces gîtes appelés bouchons dans le langage populaire.

Il y entra, et à peine eut-il passé le seuil, qu’il fut accueilli par une exclamation de joie. – Villepreux(2), l’Ami-du-trait ! s’écria l’hôte de cette demeure isolée : sois le bienvenu, mon enfant ! – Surpris de s’entendre appeler par son nom de gavot, Pierre, dont les yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité qui régnait dans la cabane, répondit : – J’entends une voix amie, et pourtant je ne sais où je suis. – Chez ton compagnon fidèle, chez ton frère de liberté, répondit l’hôte en s’approchant de lui les bras ouverts : chez Vaudois-la-Sagesse !

– Chez mon ancien, chez mon vénérable ! s’écria Pierre en s’avançant vers le vieux compagnon, et ils s’embrassèrent étroitement ; mais aussitôt Pierre recula d’un pas en laissant échapper une exclamation douloureuse : Vaudois-la-Sagesse avait une jambe de bois.

– Eh mon Dieu oui ! reprit le brave homme, voilà ce qui m’est arrivé en tombant d’un toit sur le pavé. Il a fallu laisser là l’état de charpentier, et ma jambe à l’hôpital. Mais je n’ai pas été abandonné. Nos braves frères se sont cotisés, et du fruit de leur collecte j’ai pu acheter un petit fonds de marchand de vin, et louer cette baraque, où je fais mes affaires tant bien que mal. Les pêcheurs de la Loire et les fromagers de la campagne ne manquent guère de boire ici un petit coup en s’en revenant chez eux, quand ils ont fait leurs affaires au marché de Blois.