Ceux-là m’appellent la jambe de bois ; mais nos anciens amis, les bons compagnons qui résident dans le pays, et qui viennent souvent, le dimanche, manger du poisson frais et boire le vin du coteau sous ma ramée de houblon, appellent mon bouchon le berceau de la sagesse. Ce sont des jours de fête pour moi. Tout en leur versant, avec modération, mon nectar à deux sous la pinte, je leur prêche la sagesse, l’union, le travail, l’étude du dessin : et ils m’écoutent avec la même déférence qu’autrefois ; nous chantons ensemble nos vieilles ballades, la gloire de Salomon, les bienfaits du beau devoir de liberté et du beau tour de France, les malheurs de nos pères en captivité, les adieux au pays, les charmes de nos maîtresses… Ah ! pour ces chansons-là, je ne les chante plus avec eux, Cupidon et la jambe de bois ne vont guère de compagnie ; mais je souris encore à leurs amours, et je ne proscris de nos doux festins que les chants de guerre et les satires ; car la sagesse n’est pas boiteuse, et la mienne marche toujours sur ses deux jambes. Tu vois que je ne suis pas si malheureux !
– Mon pauvre Vaudois ! répondit Pierre, je vois avec plaisir que vous avez conservé votre courage et votre bonté. Mais je ne puis me faire à l’idée de cette jambe qui ne vous portera plus sur les échelles et sur les poutres de charpente. Vous, si bon ouvrier, si habile dans votre art, si utile aux jeunes gens de la profession !
– Je leur suis encore utile, répondit Vaudois-la-Sagesse ; je leur donne des conseils et des leçons. Il est rare qu’ils entreprennent un ouvrage de quelque importance sans venir me consulter. Plusieurs m’ont offert de me payer un cours de dessin, mais je le leur fais gratis. Il ferait beau voir qu’après s’être cotisés pour me procurer mon établissement, ils ne me trouvassent pas reconnaissant et désintéressé envers eux ! C’est bien assez, c’est déjà trop, qu’ils payent ici leur écot. Aussi, comme je suis content, comme je suis fier, quand j’en vois qui passent devant ma porte, et qui refusent d’entrer, faute d’argent dans la poche ! Cela arrive bien quelquefois ; alors je les prends au collet, je les force de s’asseoir sous mon houblon, et, bon gré, mal gré, il faut qu’ils mangent et qu’ils boivent. Brave jeunesse ! que d’avenir dans ces âmes-là !
– Un avenir de courage, de persévérance, de talent, de travail, de misère et de douleur ! dit Pierre en s’asseyant sur un banc et en jetant son paquet sur la table avec un profond soupir.
– Qu’est-ce que j’entends là ? s’écria la Jambe-de-bois ; oh ! oh ! je vois que mon fils, l’Ami-du-trait manque à la sagesse ! Je n’aime pas à voir les jeunes gens mélancoliques. Vous avez besoin de passer une heure ou deux avec moi, pays Villepreux ; et, pour commencer, nous allons goûter ensemble.
– Je le veux bien ; la moindre chose me suffira, répondit Pierre en le voyant s’empresser de courir à son buffet.
– Vous ne commandez pas ici, mon jeune maître, reprit avec enjouement le charpentier. Vous ne ferez pas la carte de votre repas ; car vous n’êtes pas à l’auberge, mais bien chez votre ancien, qui vous invite et vous traite.
Alors la Jambe-de-bois, avec une merveilleuse agilité, se mit à courir dans tous les coins de sa maison et de son jardin. Il tira de sa poissonnerie deux belles tanches qu’il mit dans la poêle ; et la friture commença de frémir et de chanter sur le feu, tandis que la pluie battait les vitres en cadence, et que la Loire, bouleversée par l’ouragan, mugissait au dehors. Pierre voulait empêcher son hôte de prendre tous ces soins ; mais quand il vit qu’il avait tant de plaisir à lui faire fête, il l’aida dans ses fonctions de maître-d’hôtel et de cuisinier.
Ils allaient se mettre à table, lorsqu’on frappa à la porte.
– Allez ouvrir, s’il vous plaît, dit Vaudois à son hôte, et faites les honneurs de la maison.
Mais il faillit laisser tomber le plat fumant qu’il tenait dans ses mains, lorsqu’il vit l’Ami-du-trait et le nouvel arrivant sauter au cou l’un de l’autre avec transport. Ce voyageur, couvert de boue et trempé jusqu’aux os, n’était rien moins que l’excellent compagnon menuisier Amaury, dit Nantais-le-Corinthien, un des plus fermes soutiens du Devoir de liberté, l’ami le plus cher de Pierre Huguenin, en outre un des plus jolis garçons qu’il y eût sur le tour de France.
– C’est donc le jour des rencontres ! s’écria Vaudois, à qui Pierre avait conté son aventure avec la Terreur des gavots de Carcassonne. Voici un de nos frères, sans doute ; car vous vous donnez une accolade de bien bon cœur.
Aussitôt que le bon Vaudois sut que son hôte était l’ami de Pierre et l’enfant de son Devoir, il fit flamber son feu, invita le Corinthien à s’approcher, et lui prêta même une veste, de peur qu’il ne s’enrhumât, pendant qu’il faisait sécher la sienne.
CHAPITRE IX
Quand la nuit fut tout à fait tombée, Pierre se disposa à partir pour Blois avec Amaury, qui s’y rendait aussi. Il lui tardait de se trouver seul avec son ami. Le Vaudois les supplia tout deux de passer la nuit sous son toit ; mais ils alléguèrent que tous leurs moments étaient comptés. Le Corinthien promit que, s’il s’arrêtait à Blois, comme il en avait le dessein, il reviendrait souvent vider une bouteille de bière sous le Berceau de la sagesse ; et Pierre, qui songeait à reprendre le plus tôt possible le chemin de son village, s’engagea à s’arrêter quelques instants au retour pour serrer, au passage, la main du vieux charpentier. L’orage avait inondé, en plusieurs endroits, l’oseraie où serpente le chemin. L’invalide leur en enseigna un plus sûr, et les guida lui-même pendant un quart de lieue, marchant devant eux avec une agilité et une adresse remarquables. Quand il les eut mis sur la route, il leur souhaita le bonsoir et la bonne chance.
– Allons, leur dit-il, je vous reverrai bientôt ; car, certes, vous allez tous deux rester à Blois. J’irai vous y voir, si vous ne venez pas chez moi. Je ne vais pas souvent à la ville, mais il y a des occasions… et celle qui se prépare…
– Quelle occasion ? demanda l’Ami-du-trait.
– C’est bon, c’est bon, repartit Vaudois. Vous avez raison de ne pas parler de cela. Je ne suis pas de votre métier. Je suis censé ne rien savoir. J’estime la discrétion, et ne veux point la confondre avec la méfiance en ce qui me concerne ; quoique, après tout, quand on est du même Devoir, on pourrait bien se confier certaines choses… N’importe ! l’affaire est encore secrète, et vous ferez bien de n’en pas causer avant qu’elle éclate. Au revoir donc, et le grand Salomon soit avec vous ! La lune est levée ; prenez à droite, et puis à gauche, et puis tout droit jusqu’à la chaussée.
Il leur serra la main, et reprit le chemin de sa baraque.
– J’ignore de quelle grande affaire et de quel grand secret il voulait parler, dit Pierre en s’arrêtant.
– Comment ! s’écria Amaury, ignores-tu ce qui se passe à Blois entre les Dévorants et nous ? Je pensais que tu avais reçu une lettre de convocation et que tu te rendais à l’appel de nos frères.
– Je vais à Blois pour une affaire toute personnelle, et dont la moitié est faite, ami, si je ne me flatte pas d’un vain espoir.
Ici Pierre expliqua au Corinthien le besoin qu’il avait de deux bons ouvriers pour l’aider dans son travail, et lui fit part du désir qu’il avait de commencer par lui son embauchage.
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