Ils avaient pris leur repas si paisiblement qu’on n’eût guère pu soupçonner le voisinage d’une réunion de jeunes gens. Depuis la mort de Savinien, par respect pour sa mémoire autant que pour le deuil de sa famille, on mangeait presque en silence, on buvait sobrement, et personne n’élevait la voix. Cependant, dès qu’ils aperçurent Pierre Huguenin, ils ne purent retenir des exclamations de surprise et de joie. Quelques-uns vinrent l’embrasser, plusieurs se levèrent, et tous le saluèrent de leurs bonnets ou de leurs chapeaux ; car, à ceux qui ne le connaissent pas, on venait de le signaler rapidement comme un des meilleurs compagnons du tour de France, qui avait été premier compagnon à Nîmes et dignitaire à Nantes.
Après l’effusion du premier accueil, qui ne fut pas moins cordial pour Amaury de la part de ceux qui le connaissaient, on les engagea à se mettre à table, et la Mère, surmontant son émotion avec la force que donne l’habitude du travail, se mit à les servir.
Huguenin remarqua que sa servante lui disait :
– Ne vous dérangez pas, notre maîtresse ; couchez tranquillement votre petit ; je servirai ces jeunes gens.
Et il remarqua aussi que la Savinienne lui répondit :
– Non, je les servirai, moi ; couche les enfants.
Puis elle donna un baiser à chacun d’eux, et porta le souper au Corinthien avec un empressement qui trahissait une secrète sollicitude. Elle servit aussi Huguenin avec le soin, la bonne grâce et la propreté qui faisaient d’elle la perle des Mères, au dire de tous les compagnons. Mais une invincible préférence la faisait passer et repasser sans cesse derrière la chaise du Corinthien. Elle ne le regardait pas, elle ne l’effleurait pas en se penchant sur lui pour le servir ; mais elle prévenait tous ses besoins, et se tourmentait intérieurement de voir qu’il faisait d’inutiles efforts pour manger.
– Chers compagnons fidèles ! dit Lyonnais-la-Belle-conduite en remplissant son verre, je bois à la santé de Villepreux l’Ami-du-trait et de Nantais le Corinthien, sans séparer leurs noms ; car leurs cœurs sont unis pour la vie.
Le Dignitaire entra. En reconnaissant Romanet le Bon-soutien, Pierre Huguenin se leva, et ils se retirèrent dans un autre pièce pour échanger les saluts d’usage ; car ils étaient Dignitaires tous les deux, et pouvaient marcher de pair. Cependant la dignité de l’Ami-du-trait n’était plus qu’honorifique. C’est un règne qui ne dure que six mois, et que deux compagnons ne pourraient d’ailleurs exercer à la fois dans une ville. L’autorité de fait de Romanet le Bon-soutien pouvait donc s’étendre, dans sa résidence, sur Pierre Huguenin comme sur un simple compagnon.
Lorsqu’ils rentrèrent dans la salle et que le Dignitaire de Blois aperçut Amaury le Corinthien, il devint pâle, et ils s’embrassèrent avec émotion.
– Soyez le bien arrivé, dit le Dignitaire au jeune homme. Je vous ai fait appeler pour le concours, et je vois avec satisfaction que vous avez accepté. Je vous en remercie au nom de la société. Mes pays, ce jeune homme est un des plus agréables talents que je connaisse : vous en jugerez. Pays Corinthien, ajouta-t-il en s’adressant à Amaury plus particulièrement, et en s’efforçant de ne pas paraître mettre trop d’importance à sa demande, saviez-vous que nous avions perdu notre excellent père Savinien ?
– Je ne le savais pas, et j’en suis triste, répondit Amaury d’un ton de franchise qui rassura le Dignitaire.
– Et vous, le pays, reprit le Bon-soutien en s’adressant à Pierre Huguenin, quand on s’appelle l’Ami-du-trait, on est un savant modeste. Si nous avions su où vous prendre, nous vous aurions invité au concours ; mais puisque vous témoignez par votre présence que vous n’avez point abandonné le saint Devoir de liberté, nous vous prions et vous engageons à vous mettre aussi sur les rangs. Nous n’avons pas beaucoup d’artistes de votre force.
– Je vous remercie cordialement, répondit Huguenin ; mais je ne viens pas pour le concours. J’ai des engagements qui ne me permettent pas de séjourner ici. J’ai besoin d’aides, et je viens, au nom de mon père qui est Maître, pour embaucher ici deux compagnons.
– Peut-être pourriez-vous les embaucher et les envoyer à votre père à votre place. Quand il s’agit de l’honneur du Devoir de liberté, il est peu d’engagements qu’on ne puisse et qu’on ne veuille rompre.
– Les miens sont de telle nature, répondit Pierre, que je ne saurais m’y soustraire. Il y va de l’honneur de mon père et du mien.
– En ce cas, vous êtes libre, dit le Dignitaire.
Il y eut un moment de silence. La table était composée de compagnons des trois ordres : compagnons reçus, compagnons finis, compagnons initiés. Il y avait aussi bon nombre de simples affiliés ; car chez les gavots règne un grand principe d’égalité. Tous les ordres mangent, discutent et votent confondus. Or, parmi tous ces jeunes gens, il n’y en avait pas un seul qui ne souhaitât vivement de concourir. Comme on devait choisir entre les plus habiles, beaucoup n’espéraient pas être appelés ; et aucun d’eux ne pouvait comprendre qu’il y eût une raison assez impérieuse pour refuser un tel honneur. Ils s’entre-regardèrent, surpris et même un peu choqués de la réponse de Pierre Huguenin. Mais le Dignitaire, qui voulait éviter toute discussion oiseuse, invita l’assemblée, par ses manières, à ne pas exprimer son mécontentement.
– Vous savez, dit-il, que l’assemblée générale a lieu demain dimanche. Le rouleur vous a convoqués. Je vous engage à vous y trouver tous, mes chers pays.
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