Celui qui ne possède ni maison ni patrimoine s’en va sur les chemins chercher une patrie, sous l’égide d’une famille adoptive qui ne l’abandonne ni durant la vie ni après la mort. Celui même qui aspire à une position honorable et sûre dans son pays veut, tout au moins, dépenser la vigueur de ses belles années, et connaître les enivrements de la vie active. Il faudra qu’il revienne au bercail, et qu’il accepte la condition laborieuse et sédentaire de ses proches. Peut-être, dans le cours de cette future existence, ne retrouvera-t-il plus une année, une saison, une semaine de liberté. Eh bien ! il faut qu’il en finisse avec cette vague inquiétude qui le sollicite ; il faut qu’il voyage. Il reprendra plus tard la lime ou le marteau de ses pères ; mais il aura des souvenirs et des impressions, il aura vu le monde, il pourra dire à ses amis et à ses enfants combien la patrie est belle et grande : il aura fait son tour de France.
Je crois que cette digression était nécessaire à l’intelligence de mon récit. Maintenant, beaux lecteurs, et vous, bons compagnons, permettez-moi de courir après mes héros, qui ne se sont pas arrêtés ainsi que moi sur la chaussée de la Loire.
CHAPITRE XI
Ils arrivèrent à Blois comme dix heures sonnaient à l’horloge de la cathédrale. Ils s’étaient assez reposés au Berceau de la Sagesse, pour ne ressentir aucune fatigue de cette dernière étape, faite en causant doucement à la clarté des étoiles. Ils dirigèrent leurs pas vers la Mère de leur Devoir.
Par Mère, on entend l’hôtellerie où une société de compagnons loge, mange et tient ses assemblées. L’hôtesse de cette auberge s’appelle aussi la Mère ; l’hôte, fut-il célibataire, s’appelle la Mère. Il n’est pas rare qu’on joue sur ces mots et qu’on appelle un bon vieux hôtelier le père la Mère.
Il y avait environ un an qu’Amaury le Corinthien n’était venu à Blois. Pierre avait remarqué qu’à mesure qu’ils approchaient de la ville, son ami l’avait écouté moins attentivement. Mais lorsqu’ils eurent dépassé les premières maisons, il fut tout à fait frappé de son trouble.
– Qu’as-tu donc ? lui dit-il, tu marches tantôt si vite que je puis à peine te suivre, tantôt si lentement que je suis forcé de t’attendre. Tu te heurtes à chaque pas, et tu sembles agité comme si tu craignais et désirais à la fois d’arriver au terme de ton voyage.
– Ne m’interroge pas, cher Villepreux, répondit le Corinthien. Je suis ému, je ne le nie pas ; mais il m’est impossible de t’en dire la cause. Je n’ai jamais eu de secrets pour toi, hormis un seul que je te confierai peut-être quelque jour ; mais il me semble que le temps n’est pas venu.
Pierre n’insista pas, et ils arrivèrent chez la Mère au bout de quelques instants. L’auberge était située sur la rive gauche de la Loire, dans le faubourg que le fleuve sépare de la ville. Elle était toujours propre et bien tenue comme de coutume, et les deux amis reconnurent la servante et le chien de la maison. Mais l’hôte ne vint pas comme de coutume au-devant d’eux pour les embrasser fraternellement. – Où donc est l’ami Savinien ? demanda le jeune Amaury d’une voix mal assurée. La servante lui fit un signe comme pour lui couper la parole, et lui montra une petite fille qui disait sa prière au coin du feu, et qui, sur le point de s’aller coucher, avait déjà sa petite coiffe de nuit. Amaury crut que la servante l’engageait à ne pas troubler la prière de l’enfant, il se pencha sur la petite Manette, et effleura de ses lèvres, avec précaution, les grosses boucles de cheveux bruns qui s’échappaient de son béguin piqué. Pierre commençait à deviner le secret du Corinthien en voyant la tendresse pleine d’amertume avec laquelle il regardait cette enfant.
– Monsieur Villepreux, dit la servante à voix basse en attirant Pierre Huguenin à quelque distance, il ne faut pas que vous parliez de notre défunt maître devant la petite : ça la fait toujours pleurer, pauvre chère âme ! Nous avons enterré monsieur Savinien il n’y a pas plus de quinze jours. Notre maîtresse en a bien du chagrin.
À peine avait-elle dit ces mots qu’une porte s’ouvrit, et la veuve de Savinien, celle qu’on appelait la Mère, parut en deuil et en cornette de veuve. C’était une femme d’environ vingt-huit ans, belle comme une Vierge de Raphaël, avec la même régularité de traits et la même expression de douceur calme et noble. Les traces d’une douleur récente et profonde étaient pourtant sur son visage, et ne le rendaient que plus touchant ; car il y avait aussi dans son regard le sentiment d’une force évangélique.
Elle portait son second enfant dans ses bras, à demi déshabillé et déjà endormi, un gros garçon blond comme l’ambre, frais comme le matin. D’abord elle ne vit que Pierre Huguenin, sur lequel se projetait la lumière de la lampe.
– Mon fils Villepreux, s’écria-t-elle avec un sourire affectueux et mélancolique, soyez le bienvenu, et comme toujours le bien-aimé. Hélas ! vous n’avez plus qu’une Mère ! votre père Savinien est dans le ciel avec le bon Dieu.
À cette voix le Corinthien s’était vivement retourné ; à ces paroles un cri partit du fond de sa poitrine.
– Savinien mort ! s’écria-t-il ; Savinienne veuve par conséquent !
Et il se laissa tomber sur une chaise.
À cette voix, à ces paroles, le calme résigné de la Savinienne se changea en une émotion si forte, que, pour ne pas laisser tomber son enfant, elle le mit dans les bras de Pierre Huguenin. Elle fit un pas vers le Corinthien ; puis elle resta confuse, éperdue ; et le Corinthien, qui se levait pour s’élancer vers elle, retomba sur sa chaise et cacha son visage dans les cheveux de la petite Manette, qui, agenouillée entre ses jambes, venait d’éclater en sanglots au seul nom de son père.
La Mère reprit alors sa présence d’esprit ; et, venant à lui, elle lui dit avec dignité : – Voyez la douleur de cette enfant. Elle a perdu un bon père ; et vous, Corinthien, vous avez perdu un bon ami.
– Nous le pleurerons ensemble, dit Amaury sans oser la regarder ni prendre la main qu’elle lui tendait.
– Non pas ensemble, répondit la Savinienne en baissant la voix ; mais je vous estime trop pour penser que vous ne le regretterez pas.
En ce moment la porte de l’arrière-salle s’ouvrit, et Pierre vit une trentaine de compagnons attablés.
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