Le Condamné à mort

Stig Dagerman


Le Condamné

à mort

précédé de

Théâtre et réalité


Traduit du suédois par

Philippe Bouquet



Ouvrage édité avec l’aide de l’Office Régional de la Culture

ACTES SUD

HUBERT NYSSEN, EDITEUR
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THÉÂTRE ET RÉALITÉ

(1948)


De même que chaque époque a sa propre forme de littérature, elle a également des reproches particuliers à formuler à l'encontre de l’écrivain. Parmi ces reproches, la plupart sont d’une nature telle qu’au lieu de le réformer, ils l’incitent à s’obstiner. Sans les obstacles que dressent sur sa route les conventions, les églises, les groupes de pression et les partis (politiques ou artistiques), sa force de résistance morale serait tout simplement réduite à néant, faute de stimulus. Le métier d’écrivain exige une solitude qui s’apparente à celle de l’avocat de la défense ou bien à celle du déserteur. Les périodes d’esprit de corps illimité, qui obligent l’avocat de la défense à essayer de faire oublier son existence et qui voient fusiller sur-le-champ le déserteur, sont également des périodes d’inanité artistique.

En outre, comme tous les voyageurs, l’écrivain traîne naturellement toujours derrière lui une meute de doutes (non seulement en ce qui concerne sa « vocation », mais aussi la littérature en général) et de reproches qui le touchent droit au cœur. Il abonde dans le sens de Strindberg lorsque celui-ci accuse la société de faire plus de cas de celui qui peint une pomme que de celui qui la cultive. Ou bien il lit dans le journal : la réalité dépasse la fiction. Il prend cela pour un reproche jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que ce n’en est pas un. II retourne alors tout simplement ce cliché — afin de s’en faire un bouclier : la fiction est plus vraie que la réalité.

Comment cela est-il possible ? Et qu’est-ce que la vérité ?

La vérité est que la réalité est souvent mensongère, banale et aussi peu artistique que possible. Je suis un vendeur de journaux qui travaille sur un bateau et qui assiste à l’arrestation d’une fille par la brigade des mœurs quelques minutes avant d’aller partager sa couchette. Une veine de pendu ; et quelque chose à raconter — mais, dans une nouvelle1, cette histoire d’innocence sauvée à la dernière minute paraît totalement controuvée et fait l’effet d’un « coup de théâtre rocambolesque ». En Allemagne et en France, on peut voir des paysans faire un crochet, avec leur charrue, autour de chars d’assaut oubliés par la guerre à cet endroit. La vérité de Bielefeld et de Rochechouart fait l’effet d’un mensonge en littérature parce que ce symbole — le paysan qui enfonce le soc de sa charrue dans une terre gorgée de sang — est tellement éculé qu’il a perdu sa véracité en matière artistique.

S’il désire que l’on croie à ce qu’il dit, l’écrivain doit donc renoncer à la vérité dont il a fait l’expérience et transformer celle-ci en quelque chose que les autres pourront ressentir comme vraisemblable, ce qui est tragique, ou bien encore vider toute la réalité aussi bien de ses potentialités de vérité que de ses potentialités de mensonge, ce qui n’est plus un travail d’écrivain mais un travail de Sisyphe.

Le conflit entre la vérité de la réalité et celle de l’art se produit naturellement à chaque fois qu’il s’agit de donner une forme littéraire à une certaine expérience. Mais pour aucun praticien de la littérature ce conflit ne se présente sous un jour aussi accusé et aussi tragique que pour le dramaturge. Cela n’a rien de surprenant puisque, déjà en soi, du point de vue de la réalité, le théâtre est la plus mensongère de toutes les formes d’art, sans pour autant apparaître de ce simple fait comme la plus vraie du point de vue artistique. La tyrannie innée de la forme dramatique est en fait si grande que, dans les périodes de remise en cause en matière artistique, elle semble chercher à s’aliéner l’écrivain plutôt qu’à le séduire par la superbe de ses exigences. En ce qui concerne la prose et la poésie suédoises, la littérature des années quarante vient de nous apporter ces expériences iconoclastes sans lesquelles ce que Lennart Gotheberg appelle le « néoclassicisme », c’est-à-dire les nécessaires retrouvailles avec la tradition sous l’égide de l’intelligence et de l’indépendance, est impossible. Le refus de principe de Lars Ahlin2 de nous fournir, dans le cadre du roman, des modèles réduits de la réalité prêts à être assemblés, ainsi que celui des poètes modernistes de fondre des soldats de plomb nouveaux dans des moules antiques nous ont, pour cette fois, débarrassés de toutes ces illusions de perfection et de dernier mot de l’évolution qui corrompent toutes les formes littéraires après un certain temps d’utilisation. En même temps, ce renouvellement des formes a porté ses fruits, pour ceux qui en ont profité, sous l’aspect d’une vision de l’homme aiguisée et approfondie qui a eu pour résultat, entre autres choses, de les convaincre que le professeur Victor Svanberg3 lui-même peut faire l’objet d’une étude.

La dramaturgie est singulièrement peu affectée par l’expansion littéraire assez violente qui marque les années quarante. Le théâtre, lui, a réussi, dans certains cas, à établir le contact avec quelque chose de nouveau et de précieux mais ces rares expériences n’ont pas été le fait d’écrivains. Elles ont été dues à l’audace de certains metteurs en scène et à l’intensité avec laquelle certains acteurs se sont identifiés avec les rôles qu’ils ont interprétés. On a certes écrit des pièces, comme on l’a toujours fait, mais on aurait du mal à en trouver une seule dans laquelle le bien-fondé des formes dramatiques traditionnelles soit mis en doute ou dans laquelle l’examen critique des « lois » de la dramaturgie, ou de ses « nécessités éternelles » ait été mené de façon conséquente et avec passion. Et, ce qui est encore plus étrange, cette époque révisionniste n’a même pas vu reconnaître sur le plan théorique que les formes dramatiques, de même que celles du roman ou de la poésie, puissent être bouleversées de quelque façon que ce soit ou même simplement modifiées. Dans aucune autre branche de l’art le respect des lois ne semble aussi profondément enraciné que dans celle du théâtre et l’expérimentation vue d’un aussi mauvais œil. Alors que les tentatives qui ont été effectuées en vue de donner de nouvelles formes au roman ou pour trouver de nouvelles voies pour la poésie ont généralement été acceptées comme des audaces nécessaires, toute atteinte aux règles dramatiques reconnues est considérée comme véritablement criminelle et comme le fait soit de l’ignorance, soit de la jeunesse, soit encore des deux à la fois.

Naturellement, cette résistance opposée à l’expérimentation en matière de théâtre a des causes plus profondes encore, qu’il ne faut pas rechercher au premier chef au sein de la critique ou du public, mais qui sont enfouies tout au fond de cet écheveau d’illusions qu’une tradition ininterrompue a entortillées autour de l’art dramatique lui-même. Etre écrivain, c’est avant tout avoir sans cesse et sur tous les plans affaire à l’illusion. Le romancier prive son lecteur de ses illusions ou bien lui en fournit de nouvelles, mais il est en même temps la victime et l’utilisateur d’une illusion nécessaire, à savoir celle que la forme romanesque elle-même met à sa disposition. S’il s’agit d’un auteur qui croit que l’art doit être la copie de la réalité, son instinct de conservation artistique exigera de lui qu’il soit bien persuadé d’être capable d’en réaliser une qui soit si fidèle qu’il sera impossible de les distinguer l’une de l’autre. S’il pense que cette théorie doit nécessairement conduire à des falsifications et à des absurdités, et s’il souhaite concevoir à la place un roman à la lecture duquel on n’éprouvera pas la joie et la douleur de retrouver ce que l’on connaît déjà mais, au lieu de cela, on sera livré aussi totalement et aussi irrémédiablement aux pensées, aux sentiments et aux expériences de l’auteur qu’aux siens propres lorsque l’on rêve, il est certain que cet écrivain répudie là une illusion fort ancienne. Mais il est incontestable qu’il en épouse en même temps une nouvelle car il est malgré tout incapable de vaincre la résistance que lui offrent les illusions qu’entretient le lecteur sur lui-même en tant que lecteur au moment où il ouvre un livre.

Mais, plus encore cependant que le romancier, le dramaturge est, bon gré mal gré, contraint de compter avec l’illusion.