Ecrire pour le théâtre c’est déjà, en soi, faire corps avec toute une machinerie fondée sur l’illusion de l’œil et de l’oreille et qui n’a qu’un seul but : donner au spectateur, jusqu’à la limite du supportable (mais pas au delà), l’illusion que ce qu’il voit est la réalité, le rêve ou le surréel. Il arrive que des gens s’évanouissent lors d’une représentation théâtrale, mais jamais à la lecture d’une pièce. Alors que le roman atteint son but en décrivant à ses lecteurs un meurtre ou une scène de torture comme si l’auteur ou ses représentants avaient vécu cela eux-mêmes, le théâtre oblige son public à assister personnellement à des décès, à des complots ou à des méfaits. Mais, en même temps, il convient de ne pas exagérer cette illusion. Le théâtre joue avec le feu mais il doit se garder d’allumer d’autres incendies que ceux qu’il est en mesure d’éteindre lui-même, par ses propres moyens. En d’autres termes, il s’agit de jouer avec les nerfs du spectateur avec suffisamment d’habileté pour l’amener sans qu’il s’en aperçoive jusqu’à la limite où la participation angoissée à ce qu’il voit va faire éclater sa cuirasse et permettre au message de se frayer un chemin, sans rencontrer d’obstacle, jusqu’à sa poitrine dénudée. Mais il faut se garder de lui faire franchir ce seuil. Causer l’évanouissement du public est en fait tout aussi peu recommandable que causer son endormissement.

La réalité que le théâtre semble vouloir engendrer, grâce aux mille moyens dont il dispose de créer l’illusion, n’est donc pas la réplique en tous points fidèle de la réalité du spectateur. Elle est quelque chose de bien plus remarquable : une réalité qui permet de supporter l’insupportable sans pour autant lui faire perdre quoi que ce soit de sa cruauté ou de sa brutalité.

Dans la réalité, personne ne pourrait être témoin d’un meurtre au pistolet sans perdre, au moins l’espace d’un instant, le contrôle de ses sentiments et de ses actes. Au théâtre, lors d’une scène de meurtre réussie, le spectateur doit, pendant un long moment, ressentir ce meurtre comme s’il avait véritablement été commis. S’il n’est pas conduit à des réactions de type hystérique, cela est dû non pas tant à ce qu’il sait que tout ceci n’est qu’un jeu et que les balles sont tirées à blanc, qu’au fait que ce meurtre est si indissolublement lié à tout ce qui s’est passé auparavant qu’il se trouve tout simplement dans l’obligation de l’accepter comme inévitable.

Dans la réalité, personne ne pourrait rester devant un palais à attendre patiemment qu’un roi du nom d’Oedipe en sorte, le visage ruisselant du sang de ses yeux crevés. Qui plus est, si la technique pouvait permettre à un acteur, sans courir de risques pour sa personne, de sembler s’ôter la vue à l’aide d’une aiguille ou de la pointe d’un couteau, personne ne pourrait supporter ce spectacle sans être la proie de sentiments tout autres que ceux que le théâtre désire susciter. Il n’est donc pas donné au spectateur de voir le roi Oedipe se mutiler mais il doit pourtant ressentir cette mutilation avec autant de force que si elle se produisait véritablement derrière ces portes closes — et c’est à cette fin que toute la machinerie de l’illusion se met en marche : le baldaquin qui recouvre l’entrée du palais est tout à coup devenu rouge sang, la musique hurle comme des loups affamés, pleure comme des enfants effrayés et gémit comme des femmes en couches, et sous les marches blanches de l’escalier, le choeur se tapit, fouetté par l’épouvante, tandis que ses manteaux flottent autour de lui au gré d’un vent aussi funeste qu’invisible.

L’une des plus belles illusions de la littérature est l’illusion du verbe. L’écrivain croit volontiers que seul le verbe peut se muer en cette chair dont l’imagination, les sentiments et les pensées des hommes tirent leur nourriture. De prime abord, on pourrait penser que le théâtre met à mal cette illusion, de façon totale ou partielle. En fait, le théâtre lui enseigne que le verbe est quelque chose de mort, ou du moins de figé. Plus le théâtre utilise avec force et raffinement les moyens dont il dispose en propre de créer l’illusion, plus le verbe paraît superflu.

Quelle valeur peuvent avoir les mots, au juste, dans les plaintes d’Oedipe et de Jocaste, ou bien dans les obscures prophéties du voyant Tirésias, face à la lumière des projecteurs qui fait impitoyablement apparaître l’angoisse sur le visage des coupables, à la manière du ciseau du sculpteur, et à la musique qui, au moyen de ses sonorités déchirantes, les pousse à leur perte ? Et quel effet dévastateur un seul petit mot, même le plus petit possible, parfaitement bien choisi et bien articulé, ne manquerait-il pas d’avoir dans les pantomimes de Barrault, ces drames éternels en miniature sur les rêves de l’être humain et sur ses réveils douloureux, dans lesquels chaque syllabe est exprimée par le jeu subtil du corps sous ses vêtements fantastiques ou par la toile du visage, avec son apprêt de blanc spectral, sur laquelle la nudité de la douleur, l’irrespect de la grimace, l’évidence de l’ironie et les frissons de la joie viennent s’inscrire puis s’effacent en l’espace d’un seul et même instant de vertige. Dans cette féerie dramatique la musique, la lumière, la couleur, la danse, le jeu visible à l’œil des nerfs du visage et les mouvements de tigre du corps, emporté par un processus scénique d’une rare intensité, se fondent en quelque chose que l’on voudrait qualifier de forme la plus pure de l’illusion scénique, celle qui apporte au spectateur ce moment béni de réconciliation avec soi-même que les Grecs appelaient catharsis et que nous traduisons généralement par « purgation des passions ».

Mais où est passé le verbe ? Il n’y avait pas de place pour lui parce que ses effets sont trop grossiers, parce qu’il se meut trop lentement et qu’il reste trop longtemps suspendu en l’air au-dessus de l’action. Il aurait entravé le drame dans son vol, se serait accroché à ses ailes, l’aurait tiré vers le sol et empêché la purgation des passions en empestant l’air de ses questions. Il aurait gâché le drame de la même façon que les mots peuvent gâcher les vers dont rêvent les poètes.

Naturellement, la pantomime n’est pas tout mais, en cas de besoin, elle peut servir à éclaircir les idées du dramaturge. Elle lui prouve, pour commencer, à quel point le théâtre est un art collectif et réalise la fusion d’éléments artistiques très divers parmi lesquels le verbe est le moins indispensable. Elle lui prouve ensuite quels puissants effets peuvent être obtenus, au théâtre, sans l’aide d’aucune réplique et comment les processus dramatiques peuvent s’accomplir au moyen de la danse, de la mimique, de l’éclairage et de la musique. Le théâtre « pur » semble être encore supérieur à la poésie « pure » en ce sens qu’il peut se passer des mots.

Mais le dramaturge, lui, a besoin des mots et il s’agit alors pour lui de trouver une forme d’illusion assez puissante pour pouvoir les protéger contre les attaques auxquelles il s’aperçoit qu’ils sont exposés. A première vue, cela peut paraître simple. Il laisse à son sort la pantomime et ses mimiques et en revient à l’échange de répliques. Il tente, au moyen de formules dramatiques très simples, d’être à la hauteur d’une tâche qu’il trouvait fort douteuse peu de temps auparavant. La vie est une forme de théâtre et, dans celle-ci, son rôle est d’écrire des répliques à l’intention de gens dont le rôle est d’aller au théâtre. Le rôle du théâtre est de montrer à ces gens-là comment ils jouent eux-mêmes ce drame qu’est la vie lorsqu’ils ne sont pas au théâtre. C’est pourquoi les répliques de l’auteur doivent être vraies (dialogue naturel), être prononcées de façon vraie (jeu naturel) par de vrais acteurs (des êtres humains en chair et en os) et constituer une action qui soit vraie et non pas factice (comme la vie elle-même).

Il a été dit plus haut que le théâtre est la plus mensongère de toutes les formes d’art. Ce n’était pas très aimable envers lui. Formulé de façon moins impolie, cela signifie que le théâtre est la forme d’art dans laquelle la vérité de la réalité est le plus éloignée de la vérité de l’art et que la distance qui y sépare ce dont l’écrivain a véritablement fait l’expérience de ce qu’un spectateur (et un critique dramatique) doit pouvoir ressentir comme vraisemblable nécessite des bottes de sept lieues.

Prenez, par exemple, l’illusion de la « véracité » du dialogue.