Épousez, mon ami ! Les gens qui ont un nom et des terres à transmettre, une famille à conserver, doivent tôt ou tard finir par là. Je voudrais voir mon cher Auguste prendre le même chemin. Vous vous marierez bien sans moi, je n’ai que ma bénédiction à vous donner, et les femmes aussi vieilles que je le suis n’ont rien à faire au milieu d’une noce. Je partirai donc demain pour Paris. Quand vous présenterez votre femme au monde, je la verrai chez moi beaucoup plus commodément qu’ici. Si vous n’aviez point eu d’hôtel à Paris, vous auriez trouvé un gîte chez moi, j’aurais volontiers fait arranger pour vous le second de ma maison.

— Chère tante, dit Paul, je vous remercie. Mais qu’entendez-vous par ces paroles : sa mère ne lui donne rien de son chef, elle se marie avec ses droits ?

— La mère, mon enfant, est une fine mouche qui profite de la beauté de sa fille pour imposer des conditions et ne vous laisser que ce qu’elle ne peut pas vous ôter, la fortune du père. Nous autres vieilles gens, nous tenons fort au : Qu’a-t-il ? Qu’a-t-elle ? Je vous engage à donner de bonnes instructions à votre notaire. Le contrat, mon enfant, est le plus saint des devoirs. Si votre père et votre mère n’avaient pas bien fait leur lit, vous seriez peut-être aujourd’hui sans draps. Vous aurez des enfants, c’est les suites les plus communes du mariage, il y faut donc penser. Voyez maître Mathias, notre vieux notaire.

Madame de Maulincour partit après avoir plongé Paul en d’étranges perplexités. Sa belle-mère était une fine mouche ! Il fallait débattre ses intérêts au contrat et nécessairement les défendre : qui donc allait les attaquer ? Il suivit le conseil de sa tante, et confia le soin de rédiger son contrat à maître Mathias. Mais ces débats pressentis le préoccupèrent. Aussi n’entra-t-il pas sans une émotion vive chez madame Évangélista, à laquelle il venait annoncer ses intentions. Comme tous les gens timides, il tremblait de laisser deviner les défiances que sa tante lui avait suggérées et qui lui semblaient insultantes. Pour éviter le plus léger froissement avec une personne aussi imposante que l’était pour lui sa future belle-mère, il inventa de ces circonlocutions naturelles aux personnes qui n’osent pas aborder de front les difficultés.

— Madame, dit-il en prenant un moment où Natalie s’absenta, vous savez ce qu’est un notaire de famille : le mien est un bon vieillard, pour qui ce serait un véritable chagrin que de ne pas être chargé de mon contrat de...

— Comment donc, mon cher ! lui répondit en l’interrompant madame Évangélista ; mais nos contrats de mariage ne se font-ils pas toujours par l’intervention du notaire de chaque famille ?

Le temps pendant lequel Paul était resté sans entamer cette question, madame Évangélista l’avait employé à se demander : « A quoi pense-t-il ? » car les femmes possèdent à un haut degré la connaissance des pensées intimes par le jeu des physionomies. Elle devina les observations de la grand’tante dans le regard embarrassé, dans le son de voix émue qui trahissaient en Paul un combat intérieur.

— Enfin, se dit-elle en elle-même, le jour fatal est arrivé, la crise commence, quel en sera le résultat ? — Mon notaire est monsieur Solonet, dit-elle après une pause, le vôtre est monsieur Mathias, je les inviterai à venir dîner demain, et ils s’entendront sur cette affaire. Leur métier n’est-il pas de concilier les intérêts sans que nous nous en mêlions, comme les cuisiniers sont chargés de nous faire faire bonne chère ?

— Mais vous avez raison, répondit-il en laissant échapper un imperceptible soupir de contentement.

Par une singulière interposition des deux rôles, Paul, innocent de tout blâme, tremblait, et madame Évangélista paraissait calme en éprouvant d’horribles anxiétés. Cette veuve devait à sa fille le tiers de la fortune laissée par monsieur Évangélista, douze cent mille francs, et se trouvait hors d’état de s’acquitter, même en se dépouillant de tous ses biens. Elle allait donc être à la merci de son gendre. Si elle était maîtresse de Paul tout seul, Paul, éclairé par son notaire, transigerait-il sur la reddition des comptes de tutelle ? S’il se retirait, tout Bordeaux en saurait les motifs, et le mariage de Natalie y devenait impossible. Cette mère qui voulait le bonheur de sa fille, cette femme qui depuis sa naissance avait noblement vécu, songea que le lendemain il fallait devenir improbe. Comme ces grands capitaines qui voudraient effacer de leur vie le moment où ils ont été secrètement lâches, elle aurait voulu pouvoir retrancher cette journée du nombre de ses jours. Certes, quelques-uns de ses cheveux blanchirent pendant la nuit où, face à face avec les faits, elle se reprocha son insouciance en sentant les dures nécessités de sa situation. D’abord elle était obligée de se confier à son notaire, qu’elle avait mandé pour l’heure de son lever. Il fallait avouer une détresse intérieure qu’elle n’avait jamais voulu s’avouer à elle-même, car elle avait toujours marché vers l’abîme en comptant sur un de ces hasards qui n’arrivent jamais. Il s’éleva dans son âme, contre Paul, un léger mouvement où il n’y avait ni haine, ni aversion, ni rien de mauvais encore, mais n’était-il pas la partie adverse de ce procès secret ? mais ne devenait-il pas, sans le savoir, un innocent ennemi qu’il fallait vaincre ? Quel être a pu jamais aimer sa dupe ? Contrainte à ruser, l’Espagnole résolut, comme toutes les femmes, de déployer sa supériorité dans ce combat, dont la honte ne pouvait s’absoudre que par une complète victoire. Dans le calme de la nuit, elle s’excusa par une suite de raisonnements que sa fierté domina. Natalie n’avait-elle pas profité de ses dissipations ? Y avait-il dans sa conduite un seul de ces motifs bas et ignobles qui salissent l’âme ? Elle ne savait pas compter, était-ce un crime, un délit ? Un homme n’était-il pas trop heureux d’avoir une fille comme Natalie ? Le trésor qu’elle avait conservé ne valait-il pas une quittance ? Beaucoup d’hommes n’achètent-ils pas une femme aimée par mille sacrifices ? Pourquoi ferait-on moins pour une femme légitime que pour une courtisane ? D’ailleurs Paul était un homme nul, incapable ; elle déploierait pour lui les ressources de son esprit, elle lui ferait faire un beau chemin dans le monde ; il lui serait redevable du pouvoir ; n’acquitterait-elle pas bien un jour sa dette ? Ce serait un sot d’hésiter ! Hésiter pour quelques écus de plus ou de moins ?...