il serait infâme.
— Si le succès ne se décide pas tout d’abord, se dit-elle, je quitterai Bordeaux, et pourrai toujours faire un beau sort à Natalie en capitalisant ce qui me reste, hôtel, diamants, mobilier, en lui donnant tout et ne me réservant qu’une pension.
Quand un esprit fortement trempé se construit une retraite comme Richelieu à Brouage, et se dessine une fin grandiose, il s’en fait comme un point d’appui qui l’aide à triompher. Ce dénoûment, en cas de malheur, rassura madame Évangélista, qui s’endormit d’ailleurs pleine de confiance en son parrain dans ce duel. Elle comptait beaucoup sur le concours du plus habile notaire de Bordeaux, monsieur Solonet, jeune homme de vingt-sept ans, décoré de la Légion-d’Honneur pour avoir contribué fort activement à la seconde rentrée des Bourbons. Heureux et fier d’être reçu dans la maison de madame Évangélista, moins comme notaire que comme appartenant à la société royaliste de Bordeaux, Solonet avait conçu pour ce beau coucher de soleil une de ces passions que les femmes comme madame Évangélista repoussent, mais dont elles sont flattées, et que les plus prudes d’entre elles laissent à fleur d’eau. Solonet demeurait dans une vaniteuse attitude pleine de respect et d’espérance très-convenable. Ce notaire vint le lendemain avec l’empressement de l’esclave, et fut reçu dans la chambre à coucher par la coquette veuve, qui se montra dans le désordre d’un savant déshabillé.
— Puis-je, lui dit-elle, compter sur votre discrétion et votre entier dévouement dans la discussion qui aura lieu ce soir ? Vous devinez qu’il s’agit du contrat de mariage de ma fille.
Le jeune homme se perdit en protestations galantes.
— Au fait, dit-elle.
— J’écoute, répondit-il en paraissant se recueillir.
Madame Évangélista lui exposa crûment sa situation.
— La belle dame, ceci n’est rien, dit maître Solonet en prenant un air avantageux quand madame Évangélista lui eut donné des chiffres exacts. Comment vous êtes-vous tenue avec monsieur de Manerville ? Ici les questions morales dominent les questions de droit et de finance.
Madame Évangélista se drapa dans sa supériorité. Le jeune notaire apprit avec un vif plaisir que jusqu’à ce jour sa cliente avait gardé dans ses relations avec Paul la plus haute dignité ; que, moitié fierté sérieuse, moitié calcul involontaire, elle avait agi constamment comme si le comte de Manerville lui était inférieur, comme s’il y avait pour lui de l’honneur à épouser mademoiselle Évangélista ; ni elle ni sa fille ne pouvaient être soupçonnées d’avoir des vues intéressées ; leurs sentiments paraissaient purs de toute mesquinerie ; à la moindre difficulté financière soulevée par Paul, elles avaient le droit de s’envoler à une distance incommensurable, enfin elle avait sur son futur gendre un ascendant insurmontable.
— Cela étant ainsi, dit Solonet, quelles sont les dernières concessions que vous vous vouliez faire ?
— J’en veux faire le moins possible, dit-elle en riant.
— Réponse de femme, s’écria Solonet. Madame, tenez-vous à marier mademoiselle Natalie ?
— Oui.
— Vous voulez quittance des onze cent cinquante-six mille francs desquels vous serez reliquataire d’après le compte de tutelle à présenter au susdit gendre ?
— Oui.
— Que voulez-vous garder ?
— Trente mille livres de rente au moins, répondit-elle.
— Il faut vaincre ou périr ?
— Oui.
— Eh ! bien, je vais réfléchir aux moyens nécessaires pour atteindre à ce but, car il nous faut beaucoup d’adresse et ménager nos forces. Je vous donnerai quelques instructions en arrivant ; exécutez-les ponctuellement, et je puis déjà vous prédire un succès complet. — Le comte Paul aime-t-il mademoiselle Natalie ? demanda-t-il en se levant.
— Il l’adore.
— Ce n’est pas assez. La désire-t-il en tant que femme au point de passer par-dessus quelques difficultés pécuniaires ?
— Oui.
— Voilà ce que je regarde comme un Avoir dans les Propres d’une fille ! s’écria le notaire. Faites-la donc bien belle ce soir, ajouta-t-il d’un air fin.
— Nous avons la plus jolie toilette du monde.
— La robe du contrat contient, selon moi, la moitié des donations, dit Solonet.
Ce dernier argument parut si nécessaire à madame Évangélista, qu’elle voulut assister à la toilette de Natalie, autant pour la surveiller que pour en faire une innocente complice de sa conspiration financière. Coiffée à la Sévigné, vêtue d’une robe de cachemire blanc ornée de nœuds roses, sa fille lui parut si belle qu’elle pressentit la victoire. Quand la femme de chambre fut sortie, et que madame Évangélista fut certaine que personne ne pouvait être à portée d’entendre, elle arrangea quelques boucles dans la coiffure de sa fille, en manière d’exorde.
— Chère enfant, aimes-tu bien sincèrement monsieur de Manerville ? lui dit-elle d’une voix ferme en apparence.
La mère et la fille se jetèrent, l’une à l’autre, un étrange regard.
— Pourquoi, ma petite mère, me faites-vous cette question aujourd’hui plutôt qu’hier ? Pourquoi me l’avez-vous laissé voir ?
— S’il fallait nous quitter pour toujours, persisterais-tu dans ce mariage ?
— J’y renoncerais et n’en mourrais pas de chagrin.
— Tu n’aimes pas, ma chère, dit la mère en baisant sa fille au front.
— Mais pourquoi, bonne mère, fais-tu le grand-inquisiteur ?
— Je voulais savoir si tu tenais au mariage sans être folle du mari.
— Je l’aime.
— Tu as raison, il est comte, nous en ferons un pair de France à nous deux ; mais il va se rencontrer [recontrer] des difficultés.
— Des difficultés entre gens qui s’aiment ? Non. La Fleur des pois, chère mère, s’est trop bien plantée là, dit-elle en montrant son cœur par un geste mignon, pour faire la plus légère objection. J’en suis sûre.
— S’il en était autrement ? dit madame Évangélista.
— Il serait profondément oublié, répondit Natalie.
— Bien, tu es une Casa-Réal ! Mais, quoique t’aimant comme un fou, s’il survenait des discussions auxquelles il serait étranger, et par-dessus lesquelles il faudrait qu’il passât, pour toi comme pour moi, Natalie, hein ? Si, sans blesser aucunement les convenances, un peu de gentillesse dans les manières le décidait ? Allons, un rien, un mot ? Les hommes sont ainsi faits, ils résistent à une discussion sérieuse et tombent sous un regard.
— J’entends ! un petit coup pour que Favori saute la barrière, dit Natalie en faisant le geste de donner un coup de cravache à son cheval.
— Mon ange, je ne te demande rien qui ressemble à de la séduction. Nous avons des sentiments de vieil honneur castillan qui ne nous permettent pas de passer les bornes. Le comte Paul connaîtra ma situation.
— Quelle situation ?
— Tu n’y comprendrais rien. Hé ! bien, si, après t’avoir vue dans toute ta gloire, son regard trahissait la moindre [moinde] hésitation, et je l’observerai ! certes, à l’instant je romprais tout, je saurais liquider ma fortune, quitter Bordeaux et aller à Douai chez les Claës, qui, malgré tout, sont nos parents par leur alliance avec les Temninck. Puis je te marierais à un pair de France, dussé-je me réfugier dans un couvent afin de te donner toute ma fortune.
— Ma mère, que faut-il donc faire pour empêcher de tels malheurs ? dit Natalie.
— Je ne t’ai jamais vue si belle, mon enfant ! Sois un peu coquette, et tout ira bien.
Madame Évangélista laissa Natalie pensive, et alla faire une toilette qui lui permit de soutenir le parallèle avec sa fille. Si Natalie devait être attrayante pour Paul, ne devait-elle pas enflammer Solonet, son champion ? La mère et la fille se trouvèrent sous les armes quand Paul vint apporter le bouquet que depuis quelques mois il avait l’habitude de donner chaque jour à Natalie. Puis tous trois se mirent à causer en attendant les deux notaires.
Cette journée fut pour Paul la première escarmouche de cette longue et fatigante guerre nommée le mariage. Il est donc nécessaire d’établir les forces de chaque parti, la position des corps belligérants et le terrain sur lequel ils devaient manœuvrer. Pour soutenir une lutte dont l’importance lui échappait entièrement, Paul avait pour tout défenseur son vieux notaire, Mathias. L’un et l’autre allaient être surpris sans défense par un événement inattendu, pressés par un ennemi dont le thème était fait, et forcés de prendre un parti sans avoir le temps d’y réfléchir. Assisté par Cujas et Barthole eux-mêmes, quel homme n’eût pas succombé ? Comment croire à la perfidie, là où tout semble facile et naturel ? Que pouvait Mathias seul contre madame Évangélista, contre Solonet et contre Natalie, surtout quand son amoureux client passerait à l’ennemi dès que les difficultés menaceraient son bonheur ? Déjà Paul s’enferrait en débitant les jolis propos d’usage entre amants, mais auxquels sa passion prêtait en ce moment une valeur énorme aux yeux de madame Évangélista, qui le poussait à se compromettre.
Ces condottieri matrimoniaux qui s’allaient battre pour leurs clients, et dont les forces personnelles devenaient si décisives en cette solennelle rencontre, les deux notaires représentaient les anciennes et les nouvelles mœurs, l’ancien et le nouveau notariat.
Maître Mathias était un vieux bonhomme âgé de soixante-neuf ans, et qui se faisait gloire de ses vingt années d’exercice en sa charge. Ses gros pieds de goutteux étaient chaussés de souliers ornés d’agrafes en argent, et terminaient ridiculement des jambes si menues, à rotules si saillantes que, quand il les croisait, vous eussiez dit les deux os gravés au-dessus des ci-gît. Ses petites cuisses maigres, perdues dans de larges culottes noires à boucles, semblaient plier sous le poids d’un ventre rond et d’un torse développé comme l’est le buste des gens de cabinet, une grosse boule toujours empaquetée dans un habit vert à basques carrées, que personne ne se souvenait d’avoir vu neuf. Ses cheveux, bien tirés et poudrés, se réunissaient en une petite queue de rat, toujours logée entre le collet de l’habit et celui de son gilet blanc à fleurs.
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