Créole et semblable aux femmes servies par des esclaves, madame Évangélista, qui d’ailleurs appartenait aux Casa-Réal, illustre famille de la monarchie espagnole, vivait en grande dame, ignorait la valeur de l’argent, et ne réprimait aucune de ses fantaisies, même les plus dispendieuses, en les trouvant toujours satisfaites par un homme amoureux qui lui cachait généreusement les rouages de la finance. Heureux de la voir se plaire à Bordeaux où ses affaires l’obligeaient de séjourner, l’Espagnol y fit l’acquisition d’un hôtel, tint maison, reçut avec grandeur et donna des preuves du meilleur goût en toutes choses. Aussi, de 1800 à 1812, ne fut-il question dans Bordeaux que de monsieur et de madame Évangélista. L’Espagnol mourut en 1813, laissant sa femme veuve à trente-deux ans, avec une immense fortune et la plus jolie fille du monde, une enfant de onze ans, qui promettait d’être et qui fut une personne accomplie. Quelque habile que fût madame Évangélista, la restauration altéra sa position ; le parti royaliste s’épura, quelques familles quittèrent Bordeaux. Quoique la tête et la main de son mari manquassent à la direction de ses affaires, pour lesquelles elle eut l’insouciance de la créole et l’inaptitude de la petite-maîtresse, elle ne voulut rien changer à sa manière de vivre. Au moment où Paul prenait la résolution de revenir dans sa patrie, mademoiselle Natalie Évangélista était une personne remarquablement belle et en apparence le plus riche parti de Bordeaux, où l’on ignorait la progressive diminution des capitaux de sa mère, qui, pour prolonger son règne, avait dissipé des sommes énormes. Des fêtes brillantes et la continuation d’un train royal entretenaient le public dans la croyance où il était des richesses de la maison Évangélista. Natalie atteignit à sa dix-neuvième année, et nulle proposition de mariage n’était parvenue à l’oreille de sa mère. Habituée à satisfaire ses caprices de jeune fille, mademoiselle Évangélista portait des cachemires, avait des bijoux, et vivait au milieu d’un luxe qui effrayait les spéculateurs, dans un pays et à une époque où les enfants calculent aussi bien que leurs parents. Ce mot fatal : — « Il n’y a qu’un prince qui puisse épouser mademoiselle Évangélista ! » circulait dans les salons et dans les coteries. Les mères de famille, les douairières qui avaient des petites-filles à établir, les jeunes personnes jalouses de Natalie, dont la constante élégance et la tyrannique beauté les importunaient, envenimaient soigneusement cette opinion par des propos perfides. Quand elles entendaient un épouseur disant avec une admiration extatique, à l’arrivée de Natalie dans un bal : — Mon Dieu, comme elle est belle ! — Oui, répondaient les mamans, mais elle est chère. Si quelque nouveau venu trouvait mademoiselle Évangélista charmante et disait qu’un homme à marier ne pouvait faire un meilleur choix : — Qui donc serait assez hardi, répondait-on, pour épouser une jeune fille à laquelle sa mère donne mille francs par mois pour sa toilette, qui a ses chevaux, sa femme de chambre, et porte des dentelles ? Elle a des malines à ses peignoirs. Le prix de son blanchissage de fin entretiendrait le ménage d’un commis. Elle a pour le matin des pèlerines qui coûtent six francs à monter.

Ces propos et mille autres répétés souvent en manière d’éloge éteignaient le plus vif désir qu’un homme pouvait avoir d’épouser mademoiselle Évangélista. Reine de tous les bals, blasée sur les propos flatteurs, sur les sourires et les admirations qu’elle recueillait partout à son passage, Natalie ne connaissait rien de l’existence. Elle vivait comme l’oiseau qui vole, comme la fleur qui pousse, en trouvant autour d’elle chacun prêt à combler ses désirs. Elle ignorait le prix des choses, elle ne savait comment viennent, s’entretiennent et se conservent les revenus. Peut-être croyait-elle que chaque maison avait ses cuisiniers, ses cochers, ses femmes de chambre et ses gens, comme les prés ont leurs foins et les arbres leurs fruits. Pour elle, des mendiants et des pauvres, des arbres tombés et des terrains ingrats étaient même chose. Choyée comme une espérance par sa mère, la fatigue n’altérait jamais son plaisir. Aussi bondissait-elle dans le monde comme un coursier dans son steppe, un coursier sans bride et sans fers.

Six mois après l’arrivée de Paul, la haute société de la ville avait mis en présence la Fleur des pois et la reine des bals. Ces deux fleurs se regardèrent en apparence avec froideur et se trouvèrent réciproquement charmantes. Intéressée à épier les effets de cette rencontre prévue, madame Évangélista devina dans les regards de Paul les sentiments qui l’animèrent et se dit : — Il sera mon gendre ! de même que Paul se disait en voyant Natalie : — Elle sera ma femme. La fortune des Évangélista, devenue proverbiale à Bordeaux, était restée dans la mémoire de Paul comme un préjugé d’enfance, de tous les préjugés le plus indélébile. Ainsi les convenances pécuniaires se rencontraient tout d’abord sans nécessiter ces débats et ces enquêtes qui causent autant d’horreur aux âmes timides qu’aux âmes fières. Quand quelques personnes essayèrent de dire à Paul quelques phrases louangeuses qu’il était impossible de refuser aux manières, au langage, à la beauté de Natalie, mais qui se terminaient par des observations si cruellement calculatrices de l’avenir et auxquelles donnait lieu le train de la maison Évangélista, la Fleur des pois y répondit par le dédain que méritaient ces petites idées de province. Cette façon de penser, bientôt connue, fit taire les propos ; car il donnait le ton aux idées, au langage, aussi bien qu’aux manières et aux choses. Il avait importé le développement de la personnalité britannique et ses barrières glaciales, la raillerie byronienne, les accusations contre la vie, le mépris des liens sacrés, l’argenterie et la plaisanterie anglaises, la dépréciation des usages et des vieilles choses de la province, le cigare, le vernis, le poney, les gants jaunes et le galop.