Il arriva donc pour Paul le contraire de ce qui s’était fait jusqu’alors : ni jeune fille ni douairière ne tenta de le décourager. Madame Évangélista commença par lui donner plusieurs fois à dîner en cérémonie. La Fleur des pois pouvait-elle manquer à des fêtes où venaient les jeunes gens les plus distingués de la ville ? Malgré la froideur que Paul affectait, et qui ne trompait ni la mère ni la fille, il s’engageait à petits pas dans la voie du mariage. Quand Manerville passait en tilbury ou monté sur son beau cheval à la promenade, quelques jeunes gens s’arrêtaient, et il les entendait se disant : — « Voilà un homme heureux : il est riche, il est joli garçon, et il va, dit-on, épouser mademoiselle Évangélista. Il y a des gens pour qui le monde semble avoir été fait. » Quand il se rencontrait avec la calèche de madame Évangélista, il était fier de la distinction particulière que la mère et la fille mettaient dans le salut qui lui était adressé. Si Paul n’avait pas été secrètement épris de mademoiselle Évangélista, certes le monde l’aurait marié malgré lui. Le monde, qui n’est cause d’aucun bien, est complice de beaucoup de malheurs ; puis quand il voit éclore le mal qu’il a couvé maternellement, il le renie et s’en venge. La haute société de Bordeaux, attribuant un million de dot à mademoiselle Évangélista, la donnait à Paul sans attendre le consentement des parties, comme cela se fait souvent. Leurs fortunes se convenaient aussi bien que leurs personnes. Paul avait l’habitude du luxe et de l’élégance au milieu de laquelle vivait Natalie. Il venait de disposer pour lui-même son hôtel comme personne à Bordeaux n’aurait disposé de maison pour loger Natalie. Un homme habitué aux dépenses de Paris et aux fantaisies des Parisiennes pouvait seul éviter les malheurs pécuniaires qu’entraînait un mariage avec cette créature déjà aussi créole, aussi grande dame que l’était sa mère. Là où des Bordelais amoureux de mademoiselle Évangélista se seraient ruinés, le comte de Manerville saurait, disait-on, éviter tout désastre. C’était donc un mariage fait. Les personnes de la haute société royaliste, quand la question de ce mariage se traitait devant elles, disaient à Paul des phrases engageantes qui flattaient sa vanité.
— Chacun vous donne ici mademoiselle Évangélista. Si vous l’épousez, vous ferez bien ; vous ne trouveriez jamais nulle part, même à Paris, une si belle personne : elle est élégante, gracieuse, et tient aux Casa-Réal par sa mère. Vous ferez le plus charmant couple du monde : vous avez les mêmes goûts, la même entente de la vie, vous aurez la plus agréable maison de Bordeaux. Votre femme n’a que son bonnet de nuit à apporter chez vous. Dans une semblable affaire, une maison montée vaut une dot. Vous êtes bien heureux aussi de rencontrer une belle-mère comme madame Évangélista. Femme d’esprit, insinuante, cette femme-là vous sera d’un grand secours au milieu de la vie politique à laquelle vous devez aspirer. Elle a d’ailleurs sacrifié tout à sa fille, qu’elle adore, et Natalie sera sans doute une bonne femme, car elle aime bien sa mère. Puis il faut faire une fin.
— Tout cela est bel et bon, répondait Paul qui malgré son amour voulait garder son libre arbitre, mais il faut faire une fin heureuse.
Paul vint bientôt chez madame Évangélista, conduit par son besoin d’employer les heures vides, plus difficiles à passer pour lui que pour tout autre. Là seulement respirait cette grandeur, ce luxe dont il avait l’habitude. A quarante ans, madame Évangélista était belle d’une beauté semblable à celle de ces magnifiques couchers de soleil qui couronnent en été les journées sans nuages. Sa réputation inattaquée offrait aux coteries bordelaises un éternel aliment de causerie, et la curiosité des femmes était d’autant plus vive que la veuve offrait les indices de la constitution qui rend les Espagnoles et les créoles particulièrement célèbres. Elle avait les cheveux et les yeux noirs, le pied et la taille de l’Espagnole, cette taille cambrée dont les mouvements ont un nom en Espagne. Son visage toujours beau séduisait par ce teint créole dont l’animation ne peut être dépeinte qu’en le comparant à une mousseline jetée sur de la pourpre, tant la blancheur en est également colorée. Elle avait des formes pleines, attrayantes par cette grâce qui sait unir la nonchalance et la vivacité, la force et le laissez-aller. Elle attirait et imposait ; elle séduisait sans rien promettre.
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