Madame Évangélista, forcée par les affaires de son mari d’habiter Bordeaux, s’y était déplu [déplue] ; elle y tenait maison ; chacun sait par combien d’obligations la vie d’une femme est alors embarrassée ; mais elle ne se souciait plus de Bordeaux, elle en avait épuisé les jouissances. Elle désirait un plus grand théâtre, comme les joueurs courent au plus gros jeu. Dans son propre intérêt, elle fit donc à Paul une grande destinée. Elle se proposa d’employer les ressources de son talent et sa science de la vie au profit de son gendre, afin de pouvoir goûter sous son nom les plaisirs de la puissance. Beaucoup d’hommes sont ainsi les paravents d’ambitions féminines inconnues. Madame Évangélista avait d’ailleurs plus d’un intérêt à s’emparer du mari de sa fille. Paul fut nécessairement captivé par cette femme, qui le captiva d’autant mieux qu’elle parut ne pas vouloir exercer le moindre empire sur lui. Elle usa donc de tout son ascendant pour se grandir, pour grandir sa fille et donner du prix à tout chez elle, afin de dominer par avance l’homme en qui elle vit le moyen de continuer sa vie aristocratique. Paul s’estima davantage quand il fut apprécié par la mère et la fille. Il se crut beaucoup plus spirituel qu’il ne l’était en voyant ses réflexions et ses moindres mots sentis par mademoiselle Évangélista qui souriait ou relevait finement la tête, par la mère chez qui la flatterie semblait toujours involontaire. Ces deux femmes eurent avec lui tant de bonhomie, il fut tellement sûr de leur plaire, elles le gouvernèrent si bien en le tenant par le fil de l’amour-propre, qu’il passa bientôt tout son temps à l’hôtel Évangélista.

Un an après son installation, sans s’être déclaré, le comte Paul fut si attentif auprès de Natalie, que le monde le considéra comme lui faisant la cour. Ni la mère ni la fille ne paraissaient songer au mariage. Mademoiselle Évangélista gardait avec lui la réserve de la grande dame qui sait être charmante et cause agréablement sans laisser faire un pas dans son intimité. Ce silence, si peu habituel aux gens de province, plut beaucoup à Paul. Les gens timides sont ombrageux, les propositions brusques les effraient. Ils se sauvent devant le bonheur s’il arrive à grand bruit, et se donnent au malheur s’il se présente avec modestie, accompagné d’ombres douces. Paul s’engagea donc de lui-même en voyant que madame Évangélista ne faisait aucun effort pour l’engager. L’Espagnole le séduisit en lui disant un soir que, chez une femme supérieure comme chez les hommes, il se rencontrait une époque où l’ambition remplaçait les premiers sentiments de la vie.

— Cette femme est capable, pensa Paul en sortant, de me faire donner une belle ambassade avant même que je ne sois nommé député.

Si dans toute circonstance un homme ne tourne pas autour des choses ou des idées pour les examiner sous leurs différentes faces, cet homme est incomplet et faible, partant en danger de périr. En ce moment Paul était optimiste : il voyait un avantage à tout, et ne se disait pas qu’une belle-mère ambitieuse pouvait devenir un tyran. Aussi tous les soirs, en sortant, s’apparaissait-il marié, se séduisait-il lui-même, et chaussait-il tout doucement la pantoufle du mariage. D’abord, il avait trop long-temps joui de sa liberté pour en rien regretter ; il était fatigué de la vie de garçon, qui ne lui offrait rien de neuf, il n’en connaissait plus que les inconvénients ; tandis que si parfois il songeait aux difficultés du mariage, il en voyait beaucoup plus souvent les plaisirs ; tout en était nouveau pour lui. — Le mariage, se disait-il, n’est désagréable que pour les petites gens ; pour les riches, la moitié de ses malheurs disparaît. Chaque jour donc une pensée favorable grossissait l’énumération des avantages qui se rencontraient pour lui dans ce mariage. — A quelque haute position que je puisse arriver, Natalie sera toujours à la hauteur de son rôle, se disait-il encore, et ce n’est pas un petit mérite chez une femme. Combien d’hommes de l’Empire n’ai-je pas vus souffrant horriblement de leurs épouses ! N’est-ce pas une grande condition de bonheur que de ne jamais sentir sa vanité, son orgueil froissé par la compagne que l’on s’est choisie ? Jamais un homme ne peut être tout à fait malheureux avec une femme bien élevée ; elle ne le ridiculise point, elle sait lui être utile. Natalie recevrait à merveille. Il mettait alors à contribution ses souvenirs sur les femmes les plus distinguées du faubourg Saint-Germain, pour se convaincre que Natalie pouvait, sinon les éclipser, au moins se trouver près d’elles sur un pied d’égalité parfaite. Tout parallèle servait Natalie. Les termes de comparaison tirés de l’imagination de Paul se pliaient à ses désirs. Paris lui aurait offert chaque jour de nouveaux caractères, des jeunes filles de beautés différentes, et la multiplicité des impressions aurait laissé sa raison en équilibre ; tandis qu’à Bordeaux, Natalie n’avait point de rivales, elle était la fleur unique, et se produisait habilement dans un moment où Paul se trouvait sous la tyrannie d’une idée à laquelle succombent la plupart des hommes.