Le Coq De Bruyère
Michel Tournier
de l’Académie Goncourt
Le Coq de bruyère
Éditions Gallimard, 1978.
Michel Tournier, né à Paris en 1924, a obtenu le grand prix du roman de l’Académie française pour Vendredi ou les Limbes du Pacifique, et le prix Goncourt à l’unanimité pour Le Roi des Aulnes. Il fait partie de l’académie Goncourt depuis 1972.
Au fond de chaque chose, un poisson nage.
Poisson de peur que tu n’en sortes nu,
Je te jetterai mon manteau d’images.
Lanza del Vasto.
La famille Adam
Au commencement il n’y avait sur la terre ni herbe ni arbre. Partout s’étendait un vaste désert de poussière et de cailloux.
Jéhovah sculpta dans la poussière la statue du premier homme. Puis il lui souffla la vie dans les narines. Et la statue de poussière s’anima et se leva.
À quoi ressemblait le premier homme ? Il ressemblait à Jéhovah qui l’avait créé à son image. Or Jéhovah n’est ni homme ni femme. Il est les deux à la fois. Le premier homme était donc aussi une femme.
Il avait des seins de femme.
Et au bout de son ventre, un sexe de garçon.
Et entre les jambes, un petit trou de fille.
C’était même assez commode : quand il marchait, il mettait sa queue de garçon dans son petit trou de fille, comme on met un couteau dans un fourreau.
Donc Adam n’avait besoin de personne pour faire des enfants. Il pouvait se faire des enfants à lui-même.
Jéhovah aurait été très content de son fils Adam, si Adam avait eu lui-même un fils, et ainsi de suite.
Malheureusement Adam n’était pas d’accord.
Il n’était pas d’accord avec Jéhovah qui voulait des petits-enfants.
Il n’était pas d’accord avec lui-même. Car en même temps, il avait envie de se coucher, de se féconder lui-même et d’avoir des enfants. Mais la terre autour de lui n’était qu’un désert. Et un désert, ce n’est pas fait pour s’y asseoir et encore moins pour s’y coucher. Un désert, c’est une arène pour se battre, un stade pour jouer, une piste de mâchefer pour courir. Mais comment se battre, jouer et courir avec un enfant dans le ventre, un enfant sur les bras, auquel il faut aussi donner le sein et faire des bouillies ?
Adam dit à Jéhovah : « La terre où tu m’as mis n’est pas faite pour la vie de famille. C’est une terre de coureur de fond. »
Alors Jéhovah décida de créer une terre où Adam aurait envie de rester tranquille.
Et ce fut le Paradis terrestre ou Éden.
Des grands arbres chargés de fleurs et de fruits se penchaient sur des lacs aux eaux tièdes et limpides.
— Maintenant, dit Jéhovah à Adam, tu peux avoir des enfants. Couche-toi et rêve sous les arbres. Ça viendra tout seul.
Adam se coucha. Mais il ne pouvait dormir, encore moins procréer.
Quand Jéhovah revint, il le trouva en train d’arpenter nerveusement l’ombre d’un palétuvier.
— Voilà, lui dit Adam. Il y a deux êtres en moi. L’un voudrait se reposer sous les fleurs. Tout le travail se ferait alors dans son ventre où se forment les enfants. L’autre ne tient pas en place. Il a des fourmis dans les jambes. Il a besoin de marcher, marcher, marcher. Dans le désert de pierre, le premier était malheureux. Le second était heureux. Ici, au Paradis, c’est tout le contraire.
— C’est, lui dit Jéhovah, qu’il y a en toi un sédentaire et un nomade. Deux mots qu’il faut que tu ajoutes à ton vocabulaire.
— Sédentaire et nomade, prononça Adam docilement. Et maintenant ?
— Maintenant, dit Jéhovah, je vais te couper en deux. Dors !
— Me couper en deux ! s’exclama Adam.
Mais son rire s’éteignit bientôt et il tomba endormi.
Alors Jéhovah retira de son corps tout ce qui était femme : les seins, le petit trou, la matrice.
Et ces morceaux, il les mit dans un autre homme qu’il modela à côté dans la terre humide et grasse du Paradis.
Et il appela cet autre homme : femme.
Lorsque Adam se réveilla, il sauta sur ses pieds et faillit s’envoler tant il se sentit léger.
1 comment