Il avait perdu tout ce qui l’alourdissait. Il n’avait plus de seins. Sa poitrine était dure et sèche comme un bouclier. Son ventre était devenu plat comme une dalle. Entre ses cuisses il n’avait plus qu’un sexe de garçon qui ne le gênait pas beaucoup bien qu’il n’eût plus de petit trou pour ranger sa queue.

Il ne put s’empêcher de courir comme un lièvre le long du mur du Paradis.

Mais quand il se retrouva à côté de Jéhovah, celui-ci écarta un rideau de feuillage et lui dit : « Regarde ! »

Et Adam vit Ève endormie.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— C’est ta moitié, répondit Jéhovah.

— Comme je suis beau ! s’écria Adam.

— Comme elle est belle, rectifia Jéhovah. Désormais, quand tu voudras faire l’amour, tu iras trouver Ève. Quand tu voudras courir, tu la laisseras se reposer.

Et discrètement, il se retira.

 

Il faut savoir que les choses ont commencé de la sorte pour comprendre la suite.

Adam et Ève, on le sait, furent chassés du Paradis par Jéhovah. Alors commença pour eux une longue marche dans le désert de poussière et de pierre du début de l’Histoire.

Naturellement, cette chute hors du Paradis ne représentait pas du tout la même chose pour Adam et pour Ève. Adam se retrouvait en pays de connaissance. Ce désert, c’était là qu’il était né. Cette poussière, c’est avec cela qu’il avait été sculpté. En plus Jéhovah l’avait débarrassé de tout son attirail féminin, et il se déplaçait, léger comme une antilope et infatigable comme un chameau sur ses pieds durs comme des sabots de corne.

Mais Ève ! Pauvre maman Ève ! Elle qui avait été modelée dans la terre humide et grasse du Paradis, et qui n’aimait rien d’autre que les sommeils heureux sous l’ombre mouvante des palmes, comme elle était triste ! Sa peau blonde brûlée de coups de soleil, ses pieds tendres écorchés par les pierres, elle traînait en gémissant derrière le trop rapide Adam.

Le Paradis, son pays natal, elle ne faisait que d’y penser, mais elle ne pouvait même pas en parler à Adam qui paraissait l’avoir complètement oublié.

Ils eurent deux fils.

Le premier, Caïn, était tout le portrait de sa mère : blond, dodu, calme et très porté à dormir.

Mais qu’il dorme ou qu’il veille, Ève ne cessait de murmurer une belle histoire à son oreille. Et dans cette histoire, il n’était question que de mousses étoilées d’anémones formant des coussins de fraîcheur au pied des magnolias, de colibris se mêlant aux grappes dorées des cytises, de vols de grues cendrées s’abattant sur les hautes branches des cèdres noirs.

Caïn, on peut dire qu’il suça la nostalgie du Paradis terrestre avec le lait de sa mère. Car ces évocations chuchotées édifiaient des îles magiques dans sa tête d’enfant pauvre qui ne connaissait que la steppe aride et le moutonnement stérile et infini des dunes de sable. Aussi manifesta-t-il très tôt une vocation d’agriculteur, d’horticulteur, et même d’architecte.

Son premier jouet fut une petite binette, le second une mignonne truelle, le troisième une boîte de compas avec laquelle il ne cessait de tracer des plans où éclataient les dons du futur paysagiste et urbaniste.

Tout autre était son jeune frère, Abel. Celui-là, c’était tout le portrait de son coureur de père. Il ne tenait pas en place. Il ne rêvait que départs, marches, voyages.

Tout travail demandant persévérance et immobilité le rebutait et lui paraissait méprisable. En revanche rien ne l’amusait comme de bouleverser par quelques coups de pied les plates-bandes et les châteaux de sable du patient et laborieux Caïn.

Mais les aînés doivent faire preuve d’indulgence envers les petits, et Caïn, dûment chapitré, ravalait ses larmes de colère et reconstruisait inlassablement après le passage de son frère.

Ils grandirent.

Devenu pasteur, Abel courait derrière ses troupeaux les steppes, les déserts et les montagnes. Il était maigre, noir, cynique et odorant comme ses propres boucs.

Il était fier que ses enfants n’eussent jamais mangé de légumes et ne sussent ni lire ni écrire, car il n’y a pas d’école pour les nomades.

Au contraire Caïn vivait avec les siens au milieu de terres cultivées, de jardins et de belles maisons qu’il aimait passionnément et entretenait avec un soin jaloux.

Or Jéhovah n’était pas content de Caïn. Il avait chassé du Paradis Adam et Ève, et placé des Chérubins à l’épée flamboyante aux portes du jardin. Et voilà que son petit-fils, possédé par l’esprit et les souvenirs de sa mère, reconstituait à force de travail et d’intelligence ce qu’Adam avait perdu par sa bêtise ! Jéhovah trouvait de l’insolence et de la rébellion dans cet Éden II que Caïn avait fait sortir du sol ingrat du désert.

Au contraire Jéhovah se plaisait avec Abel qui courait infatigablement à travers les rochers et les sables derrière ses troupeaux.

Aussi, lorsque Caïn présentait en offrande à Jéhovah les fleurs et les fruits de ses jardins. Jéhovah repoussait ces dons.

Il acceptait au contraire avec attendrissement les chevreaux et les agneaux qu’Abel lui offrait en sacrifice.

Un jour le drame qui couvait éclata.

Les troupeaux d’Abel envahirent et saccagèrent les blés mûrs et les vergers de Caïn.

Il y eut une entrevue entre les deux frères. Caïn s’y montra doux et conciliant, Abel lui ricanant méchamment au nez.

Alors le souvenir de tout ce qu’il avait enduré de son jeune frère submergea Caïn, et d’un coup de bêche, il cassa la tête d’Abel.

La colère de Jéhovah fut terrible. Il chassa Caïn de devant sa face, et le condamna à errer sur la terre avec sa famille.

Mais Caïn, ce sédentaire invétéré, n’alla pas loin. Il se dirigea tout naturellement vers le Paradis dont sa mère lui avait tant parlé. Et il se fixa là, en pays de Nod, à l’est des murailles du fameux jardin.

Là cet architecte de génie bâtit une ville. La première ville de l’Histoire, et il l’appela Hénoch, du nom de son premier fils.

Hénoch était une cité de rêve, ombragée d’eucalyptus. Ce n’était qu’un massif de fleurs où roucoulaient d’une même voix les fontaines et les tourterelles.

En son centre se dressait le chef-d’œuvre de Caïn : un temple somptueux tout de porphyre rose et de marbre jaspé.

Ce temple était vide et sans affectation encore. Mais quand on interrogeait Caïn à ce sujet, il souriait mystérieusement dans sa barbe.

Enfin, certain soir, un vieillard se présenta à la porte de la ville.