Le cornet à dés
MAX JACOB
Le Cornet
à dés
préface de
michel leiris

gallimard
© Éditions Gallimard
1945 pour Le Cornet à dés
1967 pour la préface de Michel Leiris.
ISBN 2-07-030143-5
Je dédie cette édition définitive du
CORNET A DÉS
a madame la princesse georges ghika
et au prince george ghika
avec l’hommage respectueux de mon amitié
fervente
max jacob
Roscoff, le 10 août 1923.
PRÉFACE
« Tout ce qui existe est situé. » Phrase liminaire de la préface très classique qu’en 1916 Max Jacob écrivait pour le Cornet à dés, livre au titre ambigu évoquant, sous la forme bien délimitée d’un objet de nature morte, le hasard sans limites, ce hasard dont le nom provient d’un terme arabe désignant un jeu de dés, de sorte que l’axiome mallarméen – auquel il n’est pas exclu que Max Jacob ait songé – pourrait se lire : Un coup de dés jamais n’abolira le jeu de dés. Cornet, qui n’est pas sans ressembler au gobelet de l’escamoteur. Dés, qui pourraient figurer dans un tableau cubiste de la grande époque et font traditionnellement partie des accessoires de la Passion, puisque c’est aux dés que les soldats romains jouèrent entre eux la tunique du Christ.
Prendre au mot Max Jacob et tenter de le situer, lui, classique par sa maîtrise de la langue, la limpidité de son style et sa volonté rarement démentie d’organiser le texte en une claire composition, mais romantique par le baroque d’une invention qui va du plus grave au plus burlesque, l’appel fréquent à l’expérience vécue (fût-ce dans la vie seconde d’un rêve ou d’une rêverie), la profondeur viscérale du sentiment et l’ouverture sans réticence aux grands aveux, situer cet homme aux facettes si nombreuses, mais chez qui le souci artiste, les abandons passionnés et le désir primordial de vraie vie apparaissent finalement fondus en une bouleversante unité, est une tâche épineuse pour l’essayiste quel qu’il soit et pire encore, cela va sans dire, pour celui qui ne dispose que de quelques pages. Nul doute pourtant qu’un premier pas sera fait, si l’on saisit ce qu’avec Max Jacob est le poème en prose, dont le Cornet à dés constitue l’illustration la plus typique en même temps que le manifeste.
Quand il porte la griffe de Max Jacob, le poème en prose est, plutôt qu’un poème écrit autrement qu’en vers (définition toute formelle à laquelle échappent quelques pièces tant du Cornet à dés que de recueils tels que les Visions infernales), un poème qui revêt une allure prosaïque et s’avère non moins discret dans ses dimensions : le plus souvent, bref ensemble de petites phrases, sans résonance musicale ou presque, et qui en toute simplicité décrivent quelque chose, racontent un fait apparemment réel ou manifestement imaginaire, énoncent une réflexion, – ensemble qui parfois prend figure d’apologue mais, d’ordinaire, reste suspendu dans le vide comme s’il s’était agi seulement de montrer, à travers prosaïsme et discrétion poussés volontiers jusqu’à la gageure, que de n’importe quoi l’on peut tirer une poésie intense. Or le fait est que, lors même qu’on croirait que l’auteur a mis délibérément toutes les chances contre lui, l’étincelle jaillit. Quelle peut en être la raison ? Si les vues émises par Max Jacob sur l’idée à la fois technicienne et authentiquement inspirée qu’il se faisait de son art ne donnent pas le mot de l’énigme, elles jettent du moins quelque lumière sur ce qui, par destin, ne peut que demeurer impénétrable.
Parfaitement circonscrits et « situés » de la manière la plus nette, autrement dit : mis à distance, placés dans l’éclairage qui leur est propre et, aussi banal que soit le contenu et naturelle que soit toujours l’expression, détachés de l’opacité quotidienne grâce à l’ironie légère et à la pureté du ton, ces textes, si proches de nous bien que les choses y semblent chaque fois étrangement transfigurées, s’offrent comme des concrétions isolées, émergeant de la totalité informe et cristallisant soudain, à l’instar du précipité de nombres en lequel les dés se figent après la bousculade chaotique. Sur un fond d’immensité – l’immensité de « tout ce qui existe » – surgit, comme par sortilège, une chose dont on peut vite faire le tour et qu’on tiendra pour ainsi dire dans sa main : le poème, qui avant tout affirme son existence et dont le principal mystère est cette existence même, résultat de l’opération, rebelle à toute analyse, par le moyen de quoi ce qui est énoncé tranche sur la neutralité de tout le reste.
Soumis à ce régime sur lequel – sans malice de prestidigitateur feignant de dévoiler pour embrouiller plus encore – Max Jacob s’est expliqué, autant que faire se peut, dans la préface du Cornet à dés, puis dans son Art poétique et dans les Conseils à un jeune poète parus peu d’années avant qu’il mourût victime d’une barbarie qui ne vit en ce chrétien par illumination que le juif décrié qu’il était de naissance, le poème en prose apparaît doté du même pouvoir privilégié que le rêve. L’intrigue en serait-elle d’une entière platitude, celui-ci ne laisse-t-il pas, lui aussi, dans la mémoire une troublante traînée de poésie, à cause de l’air qu’il a de se profiler sur un écran de nuit et d’être « entouré de silence », trait que Max Jacob tenait pour caractéristique de ce qu’il appelait l’œuvre située ? « Une œuvre ne vaut pas par ce qu’elle contient, mais par ce qui l’environne », écrit-il au jeune correspondant à qui il a d’abord appris qu’on ne saurait être poète sans avoir une vie intérieure, qui nous aura rendu perméable au lieu de nous clore sur nous-même. « Il faut que les mots « Bonjour, bonsoir ! » soient environnés par une immense philosophie de la nature, de la société, de l’astronomie, de la métaphysique, etc. »
Modeste de format et articulé aussi finement qu’un insecte à la membrure délicate, le poème en prose tel que le Cornet à dés en proposait un premier échantillonnage ne peut être considéré comme un bibelot qu’auraient patiemment ciselé des mains esthètes. Écrit au ras du sol, sauf pour de moqueuses préciosités, et doué presque toujours d’une véracité de constat (qu’il s’agisse d’un fait remémoré ou bien imaginé sur-le-champ, voire suscité par l’écriture même), le poème se présente, non comme un endimanchement, mais comme la simple mise en noir sur blanc de l’une quelconque des multiples combinaisons possibles entre les éléments follement divers qui s’entrechoquaient dans la tête et dans le cœur de l’écrivain au moment où il prenait la plume. De l’une quelconque, car il semble qu’en l’occurrence nulle hiérarchie n’intervienne et que soit accueilli, en une complète absence de morgue, le plus terre à terre comme le plus subtil, le plus indifférent comme le plus lancinant, la séquence de roman populaire comme l’inscription de peinture chinoise, le dicton de moraliste comme l’effusion lyrique. Combinaisons, car s’il est sûr que celui qui jette ainsi les dés ne veut écarter rien de ce qui existe ou pourrait exister, du moins procède-t-il en mariant des éléments qui s’appellent l’un l’autre en vertu de leurs affinités, et non en juxtaposant comme au hasard. Ce qui tombe sur le papier, ce sont bien des êtres nouveaux, surprenants autant qu’un joyau perdu ou qu’une vieille chaussure à clous qu’un filet a sortis de la mer, bizarrement damasquinés par le sel ou par les moisissures, mais ce ne sont ni des monstres ni des assemblages hétéroclites de pièces et de morceaux. Constructions inattendues, mais dont la viabilité se révèle aussitôt, tels sont toujours les produits auxquels semble avoir donné naissance le geste sans apparat de secouer le cornet.
Avec ces poèmes qui témoignent, vus en bloc, d’un si romantique dédain de la discrimination et, chacun considéré en soi, d’une si classique précision d’horloger, Max Jacob se montre épris d’universel et soucieux d’ordre, autant que peut l’être quelqu’un pour qui le catholicisme aura représenté, non seulement un bâton propre à l’aider à marcher plus droit, mais une réponse à ce désir vital : se situer à sa juste place dans un monde assez providentiellement organisé pour que toute créature y ait son rôle à jouer.
Qu’à ce désir ardent d’humanité exacte en même temps que plénière, ambition tout à la fois humble et démesurée, la foi chrétienne ait fourni ou non une, réponse plus réelle que la poésie – coup de dés à jamais pris dans le cercle du jeu de dés – il serait ici et maintenant déplacé d’en discuter, s’il est entendu qu’à chaque chose revient son lieu et son temps. De quelque façon, toutefois, qu’on se situe par rapport à ce fils de boutiquiers de Quimper, d’abord parisianisé, puis conduit à Saint-Benoît-sur-Loire par sa conversion, l’on ne peut nier que c’est le même déchirement profond qui le porta, cherchant où et comment la question pourrait se résoudre, vers la pratique religieuse et qui fit de lui, par-delà toute appartenance, un grand poète sous sa défroque bigarrée d’arlequin.
Michel Leiris
PETIT HISTORIQUE
DU CORNET A DÉS
A mon ami Paul Bonnet.
« O quel titre ! disait miss Hastings (dame écrivain anglaise et femme de Modigliani), en Angleterre, vous savez, on vous le volerait avant la parution du livre ! » On a volé bien autre chose ! Les poèmes étaient bien connus ! On venait le matin, 7, rue Ravignan, lire le poème de la nuit… les voisins, Picasso, Salmon, Mac Orlan, etc. « Ce qu’on tapera là-dedans ! » disait Mac Orlan ; en effet, quelqu’un que je ne nommerai pas, quand il fut question d’une édition, se hâta de faire, sous un autre titre (nous ne sommes pas à Londres tout de même), un recueil qui voulait être un pastiche et qui ne réussit pas à l’être. Triomphe des copains ! « Enfoncez Max ! » et moi à Picasso : « C’est vrai que X… c’est mieux que moi ? – Tu sais bien que l’imitateur c’est toujours mieux que l’inventeur ! » Cela ménageait la chèvre, le chou et la vérité. N’empêche que le livre de X… est tombé dans l’oubli et que le petit « Cornet » vit encore. Il connut deux éditions Stock (petits livres jaunes) et après celle-ci qui fut faite par souscription et chez L’auteur, rue Gabriel, 17, XVIIIe, je me souviens de la lettre d’Albert Thibaudet, alors soldat au Ministère de la Guerre : « Il me semble que tous les dossiers sont pêle-mêle tombés sur mon bureau. » Laurent Tailhade, alerté par un copain, daigna remarquer : « Dalhia ! dalhia ! que Dalila lia ». J’eus tout de même pas mal de succès.
J’ai toujours fait du poème en prose ou moitié prose. Quand mes cinq frères et sœurs et moi, tout petits, revenions de la foire des saltimbanques à la nuit, sous la conduite de la bonne, nous avions très peur dans l’escalier sans minuterie, j’avais improvisé ceci : « Messieurs les chats et messieurs les voleurs, s’il y a des chats et s’il y a des voleurs, messieurs les chats, ne me griffez pas ! Messieurs les voleurs, ne me faites pas peur ! »
C’est bien le Cornet déjà, avais-je douze ou quinze ans ?
Plus tard, étudiant à Paris, je fréquentais de gros cousins riches et j’avais encore fait ceci : « Mon pardessus est mon bouclier, mon parapluie est mon défenseur, j’ai gagné 0 fr. 50 sur mes ennemis et vous, mademoiselle, vous savez danser ! » J’ignorais complètement Jarry et le Père Ubu, il n’était d’ailleurs pas question de littérature encore dans ma vie.
Plus tard, après déjà des aventures, me voici employé boulevard Voltaire, 137, et en possession d’une jeune femme ; nous habitions, 33, boulevard Barbès ; je lui dis un jour : « Elle est si lasse que les paupières des renoncules se ferment sur son chapeau. » Ce n’est que plus tard encore quand il a été avéré que j’étais parmi les poètes (et cité dans le fameux « après-midi des poètes », conférence faite par Apollinaire aux Indépendants en 1907, j’exagère, il y a longtemps que je collectionnais les poèmes en prose) que je me suis appliqué à saisir en moi, de toutes manières, les données de l’inconscient : mots en liberté, associations hasardeuses des idées, rêves de la nuit et du jour, hallucinations, etc.
« Pourquoi ne fais-tu pas une suite au Cornet à dés ? » me demanda le comte François de Gouy d’Arcy. (C’est le seul homme qui sache ce que c’est que la peinture, disait de lui Picasso), « fais-en une pour moi ! » Je m’y suis mis ; un jour, dans le téléphone, j’annonçais que j’avais soixante pages. « Viens dîner ! et apporte les soixante pages » ; on les lut avec enthousiasme, on téléphonait aux amis et, à chaque nouvel arrivant, il fallait les relire. Après minuit on me fit conduire par le chauffeur rue Gabriel, 17, mon domicile, les bras pleins de fleurs. Le moindre ducaton aurait mieux fait mon affaire.
A quelque temps de là, François me téléphona que son ami Greeley et lui avaient découvert un coin près de Versailles d’où l’on voyait tout Paris « et cette atmosphère argentée. – Oui, dis-je, il n’y a pas que l’atmosphère qui soit argentée ». Cette allusion fut comprise et François se mit à se plaindre de sa pauvreté et des héritages subtilisés, etc. Le soir vint, puis la nuit. Ceci se passait dans un hôtel près de l’Étoile. « Quelle heure est-il ? dit François.
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