– Deux heures à cette belle montre ancienne. – Elle te plaît, cette montre ? prends-la ! » J’ai porté cette montre plus de dix ans aux jours de fêtes et de cérémonies : je lui avais adjoint une longue chaîne d’or. – Aujourd’hui je songe à la vendre ; à quoi bon, quand on vit en ermite, posséder des bijoux ? (c’est comme mon émeraude) il est question de quinze mille francs, somme qui durera bien autant que ma vie finissante et allégera certains petits soucis. Jamais le Cornet à dés ne m’aura rapporté lui-même autant que son supplément. Fïlibuth est de la partie car mon futur acheteur veut l’avoir en souvenir de ce roman dont le sous-titre est : « Filibuth ou la montre en or. »

1943

PRÉFACE DE 1916

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Tout ce qui existe est situé. Tout ce qui est au-dessus de la matière est situé ; la matière elle-même est située. Deux œuvres sont inégalement situées soit par l’esprit des auteurs soit par leurs artifices. Raphaël est au-dessus d’Ingres, Vigny au-dessus de Musset. Madame X… est au-dessus de sa cousine ; le diamant est au-dessus du quartz. Cela tient peut-être à des relations entre le moral et la morale ? On croyait autrefois que les artistes sont inspirés par les anges et qu’il y a différentes catégories d’anges.

Buffon a dit : « Le style, c’est l’homme même. » Ce qui signifie qu’un écrivain doit écrire avec son sang. La définition est salutaire, elle ne me parait pas exacte. Ce qui est l’homme même, c’est son langage, sa sensibilité ; on a raison de dire : exprimez-vous avec les mots qui vous sont propres. On a tort de croire que cela soit le style. Pourquoi vouloir donner du style en littérature une autre définition que celle qu’il a dans les différents arts ? Le style est la volonté de s’extérioriser par des moyens choisis. On confond généralement comme Buffon langue et style, parce que peu d’hommes ont besoin d’un art de volonté, c’est-à-dire de l’art lui-même et parce que tout le monde a besoin d’humanité dans l’expression. Dans les grandes époques artistiques, les règles de l’art enseignées dès l’enfance constituent des canons qui donnent un style : les artistes sont alors ceux qui, malgré les règles suivies dès l’enfance, trouvent une expression vivante. Cette expression vivante est le charme des aristocraties, c’est celui du XVIIe siècle. Le XIXe siècle est plein d’écrivains qui ont compris la nécessité du style, mais n’ont pas osé descendre du trône que leur désir de pureté avait bâti. Ils se sont créé des entraves aux dépens de la vieA. L’auteur ayant situé son œuvre peut user de tous les charmes : la langue, le rythme, la musicalité et l’esprit. Quand un chanteur a la voix placée, il peut s’amuser aux roulades. Pour me bien comprendre, comparez les familiarités de Montaigne avec celles d’Aristide Bruant ou les coudoiements du journal d’un sou avec les brutalités de Bossuet bousculant les protestants.

Cette théorie n’est pas ambitieuse ; elle n’est pas non plus nouvelle : c’est la théorie classique que je rappelle modestement. Les noms que je cite ne sont pas là pour frapper les « modernes » avec la massue des « anciens », ce sont des noms incontestés ; si j’en avais cité d’autres que je sais, vous auriez peut-être jeté le livre, ce que je ne désire pas ; je veux que vous le lisiez non pas longtemps, mais souvent : faire comprendre, c’est faire aimer. On n’estime que les œuvres longues, or, il est difficile d’être longtemps beau. On peut préférer un poème japonais de trois lignes à l’Ève de Péguy, qui a trois cents pages, et une lettre de Mme de Sévigné pleine de bonheur, de hardiesse et d’aisance, à l’un de ces romans de jadis faits de morceaux cousus et qui prétendaient avoir assez fait pour la tenue, s’ils avaient obéi aux exigences de la thèse.

On a beaucoup écrit de poèmes en prose depuis trente ou quarante ans ; je ne connais guère de poète qui ait compris de quoi il s’agissait et qui ait su sacrifier ses ambitions d’auteur à la constitution formelle du poème en prose. La dimension n’est rien pour la beauté de l’œuvre, sa situation et son style y sont tout. Or, je prétends que le Cornet à dés peut satisfaire le lecteur à ce double point de vue.

L’émotion artistique n’est ni un acte sensoriel, ni un acte sentimental ; sans cela, la nature suffirait à nous la donner. L’art existe, c’est donc qu’il correspond à un besoin : l’art est proprement une distraction. Je ne me trompe pas : c’est la théorie qui nous a donné un merveilleux peuple de héros, de puissantes évocations de milieux où se satisfont les légitimes curiosités et les aspirations des bourgeois prisonniers d’eux-mêmes. Mais il faut donner au mot distraction une signification encore plus large. Une œuvre d’art est une force qui attire, qui absorbe les forces disponibles de celui qui l’approche.