Il y a ici quelque chose comme un mariage et l’amateur y joue le rôle de la femme. Il a besoin d’être pris par une volonté et maintenu. La volonté joue donc dans la création le rôle principal, le reste n’est que l’appât devant le piège. La volonté ne peut s’exercer que sur le choix des moyens, car l’œuvre d’art n’est qu’un ensemble de moyens et nous arrivons pour l’art à la définition que je donnais du style : l’art est la volonté de s’extérioriser par des moyens choisis : les deux définitions coïncident et l’art n’est que le style. Le style est considéré ici comme la mise en œuvre des matériaux et comme la composition de l’ensemble, non comme la langue de l’écrivain. Et je conclus que l’émotion artistique est l’effet d’une activité pensante vers une activité pensée. Je me sers du mot « pensante » à regret, car je suis convaincu que l’émotion artistique cesse où l’analyse et la pensée interviennent : c’est autre chose de faire réfléchir et de donner l’émotion du beau. Je mets la pensée avec l’appât du piège.
Plus l’activité du sujet sera grande, plus l’émotion donnée par l’objet augmentera ; l’œuvre d’art doit donc être éloignée du sujet. C’est pourquoi elle doit être située. On pourrait rencontrer ici la théorie de Baudelaire sur la surprise : cette théorie est un peu grosse. Baudelaire comprenait le mot « distraction » dans son sens le plus ordinaire. Surprendre est peu de chose, il faut transplanter. La surprise charme et empêche la création véritable : elle est nuisible comme tous les charmes. Un créateur n’a le droit d’être charmant qu’après coup, quand l’œuvre est située et stylée.
Distinguons le style d’une œuvre de sa situation. Le style ou volonté crée, c’est-à-dire sépare. La situation éloigne, c’est-à-dire excite à l’émotion artistique ; on reconnaît qu’une œuvre a du style à ceci qu’elle donne la sensation du fermé ; on reconnaît qu’elle est située au petit choc qu’on en reçoit ou encore à la marge qui l’entoure, à l’atmosphère spéciale où elle se meut. Certaines œuvres de Flaubert ont du style ; aucune n’est située. Le théâtre de Musset est situé et n’a pas beaucoup de style. L’œuvre de Mallarmé est le type de l’œuvre située : si Mallarmé n’était pas guindé et obscur, ce serait un grand classique, Rimbaud n’a ni style, ni situation : il a la surprise baudelairienne ; c’est le triomphe du désordre romantique.
Rimbaud a élargi le champ de la sensibilité et tous les littérateurs lui doivent de la reconnaissance, mais les auteurs de poèmes en prose ne peuvent le prendre pour modèle, car le poème en prose pour exister doit se soumettre aux lois de tout art, qui sont le style ou volonté et la situation ou émotion, et Rimbaud ne conduit qu’au désordre et à l’exaspération. Le poème en prose doit aussi éviter les paraboles baudelairiennes et mallarméennes, s’il veut se distinguer de la fable. On comprendra que je ne regarde pas comme poèmes en prose les cahiers d’impressions plus ou moins curieuses que publient de temps en temps les confrères qui ont de l’excédent. Une page en prose n’est pas un poème en prose, quand bien même elle encadrerait deux ou trois trouvailles. Je considérerais comme tels les dites trouvailles présentées avec la marge spirituelle nécessaire. A ce propos, je mets en garde les auteurs de poèmes en prose contre les pierres précieuses trop brillantes qui tirent l’œil aux dépens de l’ensemble. Le poème est un objet construit et non la devanture d’un bijoutier. Rimbaud, c’est la devanture du bijoutier, ce n’est pas le bijou : le poème en prose est un bijou.
Une œuvre d’art vaut par elle-même et non par les confrontations qu’on en peut faire avec la réalité. On dit au cinématographe : « C’est bien ça ! » On dit devant un objet d’art : « Quelle harmonie ! quelle solidité ! quelle tenue ! quelle pureté ! » Les adorables définitions de Jules Renard tombent devant cette vérité. Ce sont des œuvres réalistes, sans existence réelle ; elles ont du style, mais ne sont pas situées ; le même charme qui les fait vivre, les tue. Je crois que Jules Renard a fait d’autres poèmes en prose que ses définitions : je ne les connais pas ; je le regrette : il est possible qu’il soit l’inventeur du genre tel que je le conçois. Pour le moment, je considère comme tel Aloysius Bertrand et l’auteur du Livre de Monelle, Marcel Schwob. Tous deux ont du style et de la marge : c’est-à-dire qu’ils composent et qu’ils situent. Je reproche à l’un son romantisme « à la manière de Callot », comme il dit, qui, attachant l’attention à des couleurs trop violentes, voile l’œuvre même.
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