Or, il faut s’enquérir quel
était ce corps aujourd’hui anéanti ; si c’étaient des troupes
de choc, mises en réserve pour de puissants assauts : un
nouveau corps de moindre qualité a peu de chance de réussir là où
elles ont échoué. De plus, si ce n’est pas au début d’une campagne,
ce nouveau corps lui-même peut être composé de bric et de broc, ce
qui, sur les forces dont dispose encore le belligérant, sur la
proximité du moment où elles seront inférieures à celles de
l’adversaire, peut fournir des indications qui donneront à
l’opération elle-même que ce corps va tenter une signification
différente, parce que, s’il n’est plus en état de réparer ses
pertes, ses succès eux-mêmes ne feront que l’acheminer,
arithmétiquement, vers l’anéantissement final. D’ailleurs, le
numéro désignatif du corps qui lui est opposé n’a pas moins de
signification. Si, par exemple, c’est une unité beaucoup plus
faible et qui a déjà consommé plusieurs unités importantes de
l’adversaire, l’opération elle-même change de caractère car,
dût-elle se terminer par la perte de la position que tenait le
défenseur, l’avoir tenue quelque temps peut être un grand succès,
si avec de très petites forces cela a suffi à en détruire de très
importantes chez l’adversaire. Tu peux comprendre que si, dans
l’analyse des corps engagés, on trouve ainsi des choses
importantes, l’étude de la position elle-même, des routes, des
voies ferrées qu’elle commande, des ravitaillements qu’elle protège
est de plus grande conséquence. Il faut étudier ce que j’appellerai
tout le contexte géographique, ajouta-t-il en riant. (Et en effet,
il fut si content de cette expression, que, dans la suite, chaque
fois qu’il l’employa, même des mois après, il eut toujours le même
rire.) Pendant que l’opération est préparée par l’un des
belligérants, si tu lis qu’une de ses patrouilles est anéantie dans
les environs de la position par l’autre belligérant, une des
conclusions que tu peux tirer est que le premier cherchait à se
rendre compte des travaux défensifs par lesquels le deuxième a
l’intention de faire échec à son attaque. Une action
particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de
le conquérir, mais aussi le désir de retenir là l’adversaire, de ne
pas lui répondre là où il a attaqué, ou même n’être qu’une feinte
et cacher, par ce redoublement de violence, des prélèvements de
troupes à cet endroit. (C’est une feinte classique dans les guerres
de Napoléon.) D’autre part, pour comprendre la signification d’une
manœuvre, son but probable et, par conséquent, de quelles autres
elle sera accompagnée ou suivie, il n’est pas indifférent de
consulter beaucoup moins ce qu’en annonce le commandement et qui
peut être destiné à tromper l’adversaire, à masquer un échec
possible, que les règlements militaires du pays. Il est toujours à
supposer que la manœuvre qu’a voulu tenter une armée est celle que
prescrivait le règlement en vigueur dans les circonstances
analogues. Si, par exemple, le règlement prescrit d’accompagner une
attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde
attaque ayant échoué, le commandement prétend qu’elle était sans
lien avec la première et n’était qu’une diversion, il y a chance
pour que la vérité doive être cherchée dans le règlement et non
dans les dires du commandement. Et il n’y a pas que les règlements
de chaque armée, mais leurs traditions, leurs habitudes, leurs
doctrines. L’étude de l’action diplomatique toujours en perpétuel
état d’action ou de réaction sur l’action militaire ne doit pas
être négligée non plus. Des incidents en apparence insignifiants,
mal compris à l’époque, t’expliqueront que l’ennemi, comptant sur
une aide dont ces incidents trahissent qu’il a été privé, n’a
exécuté en réalité qu’une partie de son action stratégique. De
sorte que, si tu sais lire l’histoire militaire, ce qui est récit
confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaînement
aussi rationnel qu’un tableau pour l’amateur qui sait regarder ce
que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que
le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de
vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne suffit
pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais où il faut
savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce
qu’il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même
de leur but immédiat, sont habituellement, dans l’esprit du général
qui dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes
qui sont, si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme
l’érudition, comme l’étymologie, comme l’aristocratie des batailles
nouvelles. Remarque que je ne parle pas en ce moment de l’identité
locale, comment dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe
aussi. Un champ de bataille n’a pas été ou ne sera pas à travers
les siècles que le champ d’une seule bataille. S’il a été champ de
bataille, c’est qu’il réunissait certaines conditions de situation
géographique, de nature géologique, de défauts même propres à gêner
l’adversaire (un fleuve, par exemple, le coupant en deux) qui en
ont fait un bon champ de bataille. Donc il l’a été, il le sera. On
ne fait pas un atelier de peinture avec n’importe quelle chambre,
on ne fait pas un champ de bataille avec n’importe quel endroit. Il
y a des lieux prédestinés. Mais encore une fois, ce n’est pas de
cela que je parlais, mais du type de bataille qu’on imite, d’une
espèce de décalque stratégique, de pastiche tactique, si tu
veux : la bataille d’Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je
ne sais s’il y aura encore des guerres ni entre quels
peuples ; mais s’il y en a, sois sûr qu’il y aura (et
sciemment de la part du chef) un Cannes, un Austerlitz, un Rosbach,
un Waterloo, sans parler des autres, quelques-uns ne se gênent pas
pour le dire. Le maréchal von Schieffer et le général de
Falkenhausen ont d’avance préparé contre la France une bataille de
Cannes, genre Annibal, avec fixation de l’adversaire sur tout le
front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en
Belgique, tandis que Bernhardi préfère l’ordre oblique de Frédéric
le Grand, Leuthen plutôt que Cannes. D’autres exposent moins
crûment leurs vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que
Beauconseil, ce chef d’escadron à qui je t’ai présenté l’autre jour
et qui est un officier du plus grand avenir, a potassé sa petite
attaque du Pratzen, la connaît dans les coins, la tient en réserve
et que si jamais il a l’occasion de l’exécuter, il ne ratera pas le
coup et nous la servira dans les grandes largeurs. L’enfoncement du
centre à Rivoli, va, ça se refera s’il y a encore des guerres. Ce
n’est pas plus périmé que l’Iliade. J’ajoute qu’on est
presque condamné aux attaques frontales parce qu’on ne veut pas
retomber dans l’erreur de 70, mais faire de l’offensive, rien que
de l’offensive.
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