La seule chose qui me trouble est que, si je ne
vois que des esprits retardataires s’opposer à cette magnifique
doctrine, pourtant un de mes plus jeunes maîtres, qui est un homme
de génie, Mangin, voudrait qu’on laisse sa place, place provisoire,
naturellement, à la défensive. On est bien embarrassé de lui
répondre quand il cite comme exemple Austerlitz où la défense n’est
que le prélude de l’attaque et de la victoire.
Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me
faisaient espérer que peut-être je n’étais pas dupe dans ma vie de
Doncières, à l’égard de ces officiers dont j’entendais parler en
buvant du sauternes qui projetait sur eux son reflet charmant, de
ce même grossissement qui m’avait fait paraître énormes, tant que
j’étais à Balbec, le roi et la reine d’Océanie, la petite société
des quatre gourmets, le jeune homme joueur, le beau-frère de
Legrandin, maintenant diminués à mes yeux jusqu’à me paraître
inexistants. Ce qui me plaisait aujourd’hui ne me deviendrait
peut-être pas indifférent demain, comme cela m’était toujours
arrivé jusqu’ici, l’être que j’étais encore en ce moment n’était
peut-être pas voué à une destruction prochaine, puisque, à la
passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, à
tout ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu’il
venait de me dire touchant l’art de la guerre, ajoutait un
fondement intellectuel, d’une nature permanente, capable de
m’attacher assez fortement pour que je pusse croire, sans essayer
de me tromper moi-même, qu’une fois parti, je continuerais à
m’intéresser aux travaux de mes amis de Doncières et ne tarderais
pas à revenir parmi eux. Afin d’être plus assuré pourtant que cet
art de la guerre fût bien un art au sens spirituel du
mot :
– Vous m’intéressez, pardon, tu m’intéresses beaucoup,
dis-je à Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m’inquiète.
Je sens que je pourrais me passionner pour l’art militaire, mais
pour cela il faudrait que je ne le crusse pas différent à tel point
des autres arts, que la règle apprise n’y fût pas tout. Tu me dis
qu’on calque des batailles. Je trouve cela en effet esthétique,
comme tu disais, de voir sous une bataille moderne une plus
ancienne, je ne peux te dire comme cette idée me plaît. Mais alors,
est-ce que le génie du chef n’est rien ? Ne fait-il vraiment
qu’appliquer des règles ? Ou bien, à science égale, y a-t-il
de grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les
éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point
de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur
expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à
faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il
convient plutôt d’opérer, dans tel cas de s’abstenir ?
– Mais je crois bien ! Tu verras Napoléon ne pas
attaquer quand toutes les règles voulaient qu’il attaquât, mais une
obscure divination le lui déconseillait. Par exemple, vois à
Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions à Lannes. Mais tu
verras des généraux imiter scolastiquement telle manœuvre de
Napoléon et arriver au résultat diamétralement opposé. Dix exemples
de cela en 1870. Mais même pour l’interprétation de ce que
peut faire l’adversaire, ce qu’il fait n’est qu’un
symptôme qui peut signifier beaucoup de choses différentes. Chacune
de ces choses a autant de chance d’être la vraie, si on s’en tient
au raisonnement et à la science, de même que, dans certains cas
complexes, toute la science médicale du monde ne suffira pas à
décider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l’opération
doit être faite ou pas. C’est le flair, la divination genre
Mme de Thèbes (tu me comprends) qui décide chez le grand
général comme chez le grand médecin. Ainsi je t’ai dit, pour te
prendre un exemple, ce que pouvait signifier une reconnaissance au
début d’une bataille. Mais elle peut signifier dix autres choses,
par exemple faire croire à l’ennemi qu’on va attaquer sur un point
pendant qu’on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui
l’empêchera de voir les préparatifs de l’opération réelle, le
forcer à amener des troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un
autre endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre compte
des forces dont il dispose, le tâter, le forcer à découvrir son
jeu. Même quelquefois, le fait qu’on engage dans une opération des
troupes énormes n’est pas la preuve que cette opération soit la
vraie ; car on peut l’exécuter pour de bon, bien qu’elle ne
soit qu’une feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de
tromper. Si j’avais le temps de te raconter à ce point de vue les
guerres de Napoléon, je t’assure que ces simples mouvements
classiques que nous étudions, et que tu nous verras faire en
service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune
cochon ; non, je sais que tu es malade, pardon ! eh bien,
dans une guerre, quand on sent derrière eux la vigilance, le
raisonnement et les profondes recherches du haut commandement, on
est ému devant eux comme devant les simples feux d’un phare,
lumière matérielle, mais émanation de l’esprit et qui fouille
l’espace pour signaler le péril aux vaisseaux. J’ai même peut-être
tort de te parler seulement littérature de guerre. En réalité,
comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumière
indiquent de quel côté un arbre poussera, les conditions dans
lesquelles se font une campagne, les caractéristiques du pays où on
manœuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans entre
lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des
montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c’est
presque avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des
avalanches que tu peux prédire la marche des armées.
– Tu me refuses maintenant la liberté chez le chef, la
divination chez l’adversaire qui veut lire dans ses plans, que tu
m’octroyais tout à l’heure.
– Mais pas du tout ! Tu te rappelles ce livre de
philosophie que nous lisions ensemble à Balbec, la richesse du
monde des possibles par rapport au monde réel. Eh bien ! c’est
encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnée, il y aura
quatre plans qui s’imposent et entre lesquels le général a pu
choisir, comme une maladie peut suivre diverses évolutions
auxquelles le médecin doit s’attendre. Et là encore la faiblesse et
la grandeur humaines sont des causes nouvelles d’incertitude. Car
entre ces quatre plans, mettons que des raisons contingentes (comme
des buts accessoires à atteindre, ou le temps qui presse, ou le
petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses effectifs) fassent
préférer au général le premier plan, qui est moins parfait mais
d’une exécution moins coûteuse, plus rapide, et ayant pour terrain
un pays plus riche pour nourrir son armée. Il peut, ayant commencé
par ce premier plan dans lequel l’ennemi, d’abord incertain, lira
bientôt, ne pas pouvoir y réussir, à cause d’obstacles trop grands
– c’est ce que j’appelle l’aléa né de la faiblesse humaine –
l’abandonner et essayer du deuxième ou du troisième ou du quatrième
plan. Mais il se peut aussi qu’il n’ait essayé du premier – et
c’est ici ce que j’appelle la grandeur humaine – que par feinte,
pour fixer l’adversaire de façon à le surprendre là où il ne
croyait pas être attaqué. C’est ainsi qu’à Ulm, Mack, qui attendait
l’ennemi à l’ouest, fut enveloppé par le nord où il se croyait bien
tranquille. Mon exemple n’est du reste pas très bon. Et Ulm est un
meilleur type de bataille d’enveloppement que l’avenir verra se
reproduire parce qu’il n’est pas seulement un exemple classique
dont les généraux s’inspireront, mais une forme en quelque sorte
nécessaire (nécessaire entre d’autres, ce qui laisse le choix, la
variété), comme un type de cristallisation.
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