C’était
une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et
dans lesquelles la cour d’honneur – soit alluvions apportées par le
flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où
les divers métiers étaient groupés autour du seigneur – avait
souvent sur ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire
quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on
voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des
ingénieurs n’a pas dégagées, un concierge savetier, qui élevait des
poules et cultivait des fleurs – et au fond, dans le logis
« faisant hôtel », une « comtesse » qui, quand
elle sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur
son chapeau quelques capucines semblant échappées du jardinet de la
loge (ayant à côté du cocher un valet de pied qui descendait corner
des cartes à chaque hôtel aristocratique du quartier), envoyait
indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux
enfants du portier et aux locataires bourgeois de l’immeuble qui
passaient à ce moment-là et qu’elle confondait dans sa dédaigneuse
affabilité et sa morgue égalitaire.
Dans la maison que nous étions venus habiter, la grande dame du
fond de la cour était une duchesse, élégante et encore jeune.
C’était Mme de Guermantes, et grâce à Françoise, je
possédais assez vite des renseignements sur l’hôtel. Car les
Guermantes (que Françoise désignait souvent par les mots de
« en dessous », « en bas ») étaient sa
constante préoccupation depuis le matin, où, jetant, pendant
qu’elle coiffait maman, un coup d’œil défendu, irrésistible et
furtif dans la cour, elle disait : « Tiens, deux bonnes
sœurs ; cela va sûrement en dessous » ou « oh !
les beaux faisans à la fenêtre de la cuisine, il n’y a pas besoin
de demander d’où qu’ils deviennent, le duc aura-t-été à la
chasse », jusqu’au soir, où, si elle entendait, pendant
qu’elle me donnait mes affaires de nuit, un bruit de piano, un écho
de chansonnette, elle induisait : « Ils ont du monde en
bas, c’est à la gaieté » ; dans son visage régulier, sous
ses cheveux blancs maintenant, un sourire de sa jeunesse animé et
décent mettait alors pour un instant chacun de ses traits à sa
place, les accordait dans un ordre apprêté et fin, comme avant une
contredanse.
Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus
vivement l’intérêt de Françoise, lui donnait le plus de
satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, c’était
précisément celui où la porte cochère s’ouvrant à deux battants, la
duchesse montait dans sa calèche. C’était habituellement peu de
temps après que nos domestiques avaient fini de célébrer cette
sorte de pâque solennelle que nul ne doit interrompre, appelée leur
déjeuner, et pendant laquelle ils étaient tellement
« tabous » que mon père lui-même ne se fût pas permis de
les sonner, sachant d’ailleurs qu’aucun ne se fût pas plus dérangé
au cinquième coup qu’au premier, et qu’il eût ainsi commis cette
inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car
Françoise (qui, depuis qu’elle était une vieille femme, se faisait
à tout propos ce qu’on appelle une tête de circonstance) n’eût pas
manqué de lui présenter toute la journée une figure couverte de
petites marques cunéiformes et rouges qui déployaient au dehors,
mais d’une façon peu déchiffrable, le long mémoire de ses doléances
et les raisons profondes de son mécontentement. Elle les
développait d’ailleurs, à la cantonade, mais sans que nous
puissions bien distinguer les mots. Elle appelait cela – qu’elle
croyait désespérant pour nous, « mortifiant »,
« vexant », – dire toute la sainte journée des
« messes basses ».
Les derniers rites achevés, Françoise, qui était à la fois,
comme dans l’église primitive, le célébrant et l’un des fidèles, se
servait un dernier verre de vin, détachait de son cou sa serviette,
la pliait en essuyant à ses lèvres un reste d’eau rougie et de
café, la passait dans un rond, remerciait d’un œil dolent
« son » jeune valet de pied qui pour faire du zèle lui
disait : « Voyons, madame, encore un peu de raisin ;
il est esquis », et allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le
prétexte qu’il faisait trop chaud « dans cette misérable
cuisine ». En jetant avec dextérité, dans le même temps
qu’elle tournait la poignée de la croisée et prenait l’air, un coup
d’œil désintéressé sur le fond de la cour, elle y dérobait
furtivement la certitude que la duchesse n’était pas encore prête,
couvait un instant de ses regards dédaigneux et passionnés la
voiture attelée, et, cet instant d’attention une fois donné par ses
yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait
d’avance deviné la pureté en sentant la douceur de l’air et la
chaleur du soleil ; et elle regardait à l’angle du toit la
place où, chaque printemps, venaient faire leur nid, juste
au-dessus de la cheminée de ma chambre, des pigeons pareils à ceux
qui roucoulaient dans sa cuisine, à Combray.
– Ah ! Combray, Combray, s’écriait-elle. (Et le ton
presque chanté sur lequel elle déclamait cette invocation eût pu,
chez Françoise, autant que l’arlésienne pureté de son visage, faire
soupçonner une origine méridionale et que la patrie perdue qu’elle
pleurait n’était qu’une patrie d’adoption. Mais peut-être se fût-on
trompé, car il semble qu’il n’y ait pas de province qui n’ait son
« midi » et, combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards
et de Bretons chez qui l’on trouve toutes les douces transpositions
de longues et de brèves qui caractérisent le méridional.) Ah !
Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand
est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes
aubépines et nos pauvres lilas en écoutant les pinsons et la
Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu’un qui chuchoterait, au
lieu d’entendre cette misérable sonnette de notre jeune maître qui
ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce
satané couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite,
il faudrait qu’on ait entendu avant qu’il ait sonné, et si vous
êtes d’une minute en retard, il « rentre » dans des
colères épouvantables. Hélas ! pauvre Combray ! peut-être
que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une
pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes
belles aubépines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort,
je crois que j’entendrai encore ces trois coups de la sonnette qui
m’auront déjà damnée dans ma vie.
Mais elle était interrompue par les appels du giletier de la
cour, celui qui avait tant plu autrefois à ma grand’mère le jour où
elle était allée voir Mme de Villeparisis et n’occupait
pas un rang moins élevé dans la sympathie de Françoise. Ayant levé
la tête en entendant ouvrir notre fenêtre, il cherchait déjà depuis
un moment à attirer l’attention de sa voisine pour lui dire
bonjour. La coquetterie de la jeune fille qu’avait été Françoise
affinait alors pour M. Jupien le visage ronchonneur de notre
vieille cuisinière alourdie par l’âge, par la mauvaise humeur et
par la chaleur du fourneau, et c’est avec un mélange charmant de
réserve, de familiarité et de pudeur qu’elle adressait au giletier
un gracieux salut, mais sans lui répondre de la voix, car si elle
enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour,
elle n’eût pas osé les braver jusqu’à causer par la fenêtre, ce qui
avait le don, selon Françoise, de lui valoir, de la part de Madame,
« tout un chapitre ». Elle lui montrait la calèche
attelée en ayant l’air de dire : « Des beaux chevaux,
hein ! » mais tout en murmurant : « Quelle
vieille sabraque ! » et surtout parce qu’elle savait
qu’il allait lui répondre, en mettant la main devant la bouche pour
être entendu tout en parlant à mi-voix : « Vous
aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et même peut-être
plus qu’eux, mais vous n’aimez pas tout cela. »
Et Françoise après un signe modeste, évasif et ravi dont la
signification était à peu près : « Chacun son
genre ; ici c’est à la simplicité », refermait la fenêtre
de peur que maman n’arrivât. Ces « vous » qui eussent pu
avoir plus de chevaux que les Guermantes, c’était nous, mais Jupien
avait raison de dire « vous », car, sauf pour certains
plaisirs d’amour-propre purement personnels – comme celui, quand
elle toussait sans arrêter et que toute la maison avait peur de
prendre son rhume, de prétendre, avec un ricanement irritant,
qu’elle n’était pas enrhumée – pareille à ces plantes qu’un animal
auquel elles sont entièrement unies nourrit d’aliments qu’il
attrape, mange, digère pour elles et qu’il leur offre dans son
dernier et tout assimilable résidu, Françoise vivait avec nous en
symbiose ; c’est nous qui, avec nos vertus, notre fortune,
notre train de vie, notre situation, devions nous charger
d’élaborer les petites satisfactions d’amour-propre dont était
formée – en y ajoutant le droit reconnu d’exercer librement le
culte du déjeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite
gorgée d’air à la fenêtre quand il était fini, quelque flânerie
dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche
pour aller voir sa nièce – la part de contentement indispensable à
sa vie. Aussi comprend-on que Françoise avait pu dépérir, les
premiers jours, en proie, dans une maison où tous les titres
honorifiques de mon père n’étaient pas encore connus, à un mal
qu’elle appelait elle-même l’ennui, l’ennui dans ce sens énergique
qu’il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent
par se suicider parce qu’ils s’« ennuient » trop après
leur fiancée, leur village. L’ennui de Françoise avait été vite
guéri par Jupien précisément, car il lui procura tout de suite un
plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu’elle aurait eu si
nous nous étions décidés à avoir une voiture. – « Du bien bon
monde, ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent sur la
figure. » Jupien sut en effet comprendre et enseigner à tous
que si nous n’avions pas d’équipage, c’est que nous ne voulions
pas. Cet ami de Françoise vivait peu chez lui, ayant obtenu une
place d’employé dans un ministère. Giletier d’abord avec la
« gamine » que ma grand’mère avait prise pour sa fille,
il avait perdu tout avantage à en exercer le métier quand la petite
qui presque encore enfant savait déjà très bien recoudre une jupe,
quand ma grand’mère était allée autrefois faire une visite à
Mme de Villeparisis, s’était tournée vers la couture
pour dames et était devenue jupière. D’abord « petite
main » chez une couturière, employée à faire un point, à
recoudre un volant, à attacher un bouton ou une
« pression », à ajuster un tour de taille avec des
agrafes, elle avait vite passé deuxième puis première, et s’étant
faite une clientèle de dames du meilleur monde, elle travaillait
chez elle, c’est-à-dire dans notre cour, le plus souvent avec une
ou deux de ses petites camarades de l’atelier qu’elle employait
comme apprenties. Dès lors la présence de Jupien avait été moins
utile. Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent à
faire des gilets. Mais aidée de ses amies elle n’avait besoin de
personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicité un emploi. Il
fut libre d’abord de rentrer à midi, puis, ayant remplacé
définitivement celui qu’il secondait seulement, pas avant l’heure
du dîner. Sa « titularisation » ne se produisit
heureusement que quelques semaines après notre emménagement, de
sorte que la gentillesse de Jupien put s’exercer assez longtemps
pour aider Françoise à franchir sans trop de souffrances les
premiers temps difficiles.
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