D’ailleurs, sans méconnaître l’utilité
qu’il eut ainsi pour Françoise à titre de « médicament de
transition », je dois reconnaître que Jupien ne m’avait pas
plu beaucoup au premier abord. À quelques pas de distance,
détruisant entièrement l’effet qu’eussent produit sans cela ses
grosses joues et son teint fleuri, ses yeux débordés par un regard
compatissant, désolé et rêveur, faisaient penser qu’il était très
malade ou venait d’être frappé d’un grand deuil. Non seulement il
n’en était rien, mais dès qu’il parlait, parfaitement bien
d’ailleurs, il était plutôt froid et railleur. Il résultait de ce
désaccord entre son regard et sa parole quelque chose de faux qui
n’était pas sympathique et par quoi il avait l’air lui-même de se
sentir aussi gêné qu’un invité en veston dans une soirée où tout le
monde est en habit, ou que quelqu’un qui ayant à répondre à une
Altesse ne sait pas au juste comment il faut lui parler et tourne
la difficulté en réduisant ses phrases à presque rien. Celles de
Jupien – car c’est pure comparaison – étaient au contraire
charmantes. Correspondant peut-être à cette inondation du visage
par les yeux (à laquelle on ne faisait plus attention quand on le
connaissait), je discernai vite en effet chez lui une intelligence
rare et l’une des plus naturellement littéraires qu’il m’ait été
donné de connaître, en ce sens que, sans culture probablement, il
possédait ou s’était assimilé, rien qu’à l’aide de quelques livres
hâtivement parcourus, les tours les plus ingénieux de la langue.
Les gens les plus doués que j’avais connus étaient morts très
jeunes. Aussi étais-je persuadé que la vie de Jupien finirait vite.
Il avait de la bonté, de la pitié, les sentiments les plus
délicats, les plus généreux. Son rôle dans la vie de Françoise
avait vite cessé d’être indispensable. Elle avait appris à le
doubler.
Même quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter
quelque paquet, tout en ayant l’air de ne pas s’occuper de lui, et
en lui désignant seulement d’un air détaché une chaise, pendant
qu’elle continuait son ouvrage, Françoise mettait si habilement à
profit les quelques instants qu’il passait dans la cuisine, en
attendant la réponse de maman, qu’il était bien rare qu’il repartît
sans avoir indestructiblement gravée en lui la certitude que
« si nous n’en avions pas, c’est que nous ne voulions
pas ». Si elle tenait tant d’ailleurs à ce que l’on sût que
nous avions « d’argent », (car elle ignorait l’usage de
ce que Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait :
« avoir d’argent », « apporter d’eau »), à ce
qu’on nous sût riches, ce n’est pas que la richesse sans plus, la
richesse sans la vertu, fût aux yeux de Françoise le bien suprême,
mais la vertu sans la richesse n’était pas non plus son idéal. La
richesse était pour elle comme une condition nécessaire de la
vertu, à défaut de laquelle la vertu serait sans mérite et sans
charme. Elle les séparait si peu qu’elle avait fini par prêter à
chacune les qualités de l’autre, à exiger quelque confortable dans
la vertu, à reconnaître quelque chose d’édifiant dans la
richesse.
Une fois la fenêtre refermée, assez rapidement – sans cela,
maman lui eût, paraît-il, « raconté toutes les injures
imaginables » – Françoise commençait en soupirant à ranger la
table de la cuisine.
– Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise,
disait le valet de chambre, j’avais un ami qui y avait
travaillé ; il était second cocher chez eux. Et je connais
quelqu’un, pas mon copain alors, mais son beau-frère, qui avait
fait son temps au régiment avec un piqueur du baron de Guermantes.
« Et après tout allez-y donc, c’est pas mon père ! »
ajoutait le valet de chambre qui avait l’habitude, comme il
fredonnait les refrains de l’année, de parsemer ses discours des
plaisanteries nouvelles.
Françoise, avec la fatigue de ses yeux de femme déjà âgée et qui
d’ailleurs voyaient tout de Combray, dans un vague lointain,
distingua non la plaisanterie qui était dans ces mots, mais qu’il
devait y en avoir une, car ils n’étaient pas en rapport avec la
suite du propos, et avaient été lancés avec force par quelqu’un
qu’elle savait farceur. Aussi sourit-elle d’un air bienveillant et
ébloui et comme si elle disait : « Toujours le même, ce
Victor ! » Elle était du reste heureuse, car elle savait
qu’entendre des traits de ce genre se rattache de loin à ces
plaisirs honnêtes de la société pour lesquels dans tous les mondes
on se dépêche de faire toilette, on risque de prendre froid. Enfin
elle croyait que le valet de chambre était un ami pour elle car il
ne cessait de lui dénoncer avec indignation les mesures terribles
que la République allait prendre contre le clergé. Françoise
n’avait pas encore compris que les plus cruels de nos adversaires
ne sont pas ceux qui nous contredisent et essayent de nous
persuader, mais ceux qui grossissent ou inventent les nouvelles qui
peuvent nous désoler, en se gardant bien de leur donner une
apparence de justification qui diminuerait notre peine et nous
donnerait peut-être une légère estime pour un parti qu’ils tiennent
à nous montrer, pour notre complet supplice, à la fois atroce et
triomphant.
« La duchesse doit être alliancée avec tout ça, dit
Françoise en reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de
la Chaise, comme on recommence un morceau à l’andante. Je ne sais
plus qui m’a dit qu’un de ceux-là avait marié une cousine au Duc.
En tout cas c’est de la même « parenthèse ». C’est une
grande famille que les Guermantes ! » ajoutait-elle avec
respect, fondant la grandeur de cette famille à la fois sur le
nombre de ses membres et l’éclair de son illustration, comme Pascal
la vérité de la Religion sur la Raison et l’autorité des Écritures.
Car n’ayant que ce seul mot de « grand » pour les deux
choses, il lui semblait qu’elles n’en formaient qu’une seule, son
vocabulaire, comme certaines pierres, présentant ainsi par endroit
un défaut et qui projetait de l’obscurité jusque dans la pensée de
Françoise.
« Je me demande si ce serait pas euss qui ont leur château
à Guermantes, à dix lieues de Combray, alors ça doit être parent
aussi à leur cousine d’Alger. (Nous nous demandâmes longtemps ma
mère et moi qui pouvait être cette cousine d’Alger, mais nous
comprîmes enfin que Françoise entendait par le nom d’Alger la ville
d’Angers. Ce qui est lointain peut nous être plus connu que ce qui
est proche. Françoise, qui savait le nom d’Alger à cause
d’affreuses dattes que nous recevions au jour de l’an, ignorait
celui d’Angers. Son langage, comme la langue française elle-même,
et surtout la toponymie, était parsemé d’erreurs.) Je voulais en
causer à leur maître d’hôtel. – Comment donc qu’on lui
dit ? » s’interrompit-elle comme se posant une question
de protocole ; elle se répondit à elle-même : « Ah
oui ! c’est Antoine qu’on lui dit », comme si Antoine
avait été un titre. « C’est lui qu’aurait pu m’en dire, mais
c’est un vrai seigneur, un grand pédant, on dirait qu’on lui a
coupé la langue ou qu’il a oublié d’apprendre à parler. Il ne vous
fait même pas réponse quand on lui cause », ajoutait Françoise
qui disait : « faire réponse », comme Mme
de Sévigné. « Mais, ajouta-t-elle sans sincérité, du moment
que je sais ce qui cuit dans ma marmite, je ne m’occupe pas de
celle des autres. En tout cas tout ça n’est pas catholique. Et puis
c’est pas un homme courageux (cette appréciation aurait pu faire
croire que Françoise avait changé d’avis sur la bravoure qui, selon
elle, à Combray, ravalait les hommes aux animaux féroces, mais il
n’en était rien. Courageux signifiait seulement travailleur). On
dit aussi qu’il est voleur comme une pie, mais il ne faut pas
toujours croire les cancans.
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