Ici tous les employés partent, rapport
à la loge, les concierges sont jaloux et ils montent la tête à la
Duchesse. Mais on peut bien dire que c’est un vrai feignant que cet
Antoine, et son « Antoinesse » ne vaut pas mieux que
lui », ajoutait Françoise qui, pour trouver au nom d’Antoine
un féminin qui désignât la femme du maître d’hôtel, avait sans
doute dans sa création grammaticale un inconscient ressouvenir de
chanoine et chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe
encore près de Notre-Dame une rue appelée rue Chanoinesse, nom qui
lui avait été donné (parce qu’elle n’était habitée que par des
chanoines) par ces Français de jadis, dont Françoise était, en
réalité, la contemporaine. On avait d’ailleurs, immédiatement
après, un nouvel exemple de cette manière de former les féminins,
car Françoise ajoutait :
– Mais sûr et certain que c’est à la Duchesse qu’est le
château de Guermantes. Et c’est elle dans le pays qu’est madame la
mairesse. C’est quelque chose.
– Je comprends que c’est quelque chose, disait avec
conviction le valet de pied, n’ayant pas démêlé l’ironie.
– Penses-tu, mon garçon, que c’est quelque chose ?
mais pour des gens comme « euss », être maire et mairesse
c’est trois fois rien. Ah ! si c’était à moi le château de
Guermantes, on ne me verrait pas souvent à Paris. Faut-il tout de
même que des maîtres, des personnes qui ont de quoi comme Monsieur
et Madame, en aient des idées pour rester dans cette misérable
ville plutôt que non pas aller à Combray dès l’instant qu’ils sont
libres de le faire et que personne les retient. Qu’est-ce qu’ils
attendent pour prendre leur retraite puisqu’ils ne manquent de
rien ; d’être morts ? Ah ! si j’avais seulement du
pain sec à manger et du bois pour me chauffer l’hiver, il y a beau
temps que je serais chez moi dans la pauvre maison de mon frère à
Combray. Là-bas on se sent vivre au moins, on n’a pas toutes ces
maisons devant soi, il y a si peu de bruit que la nuit on entend
les grenouilles chanter à plus de deux lieues.
– Ça doit être vraiment beau, madame, s’écriait le jeune
valet de pied avec enthousiasme, comme si ce dernier trait avait
été aussi particulier à Combray que la vie en gondole à Venise.
D’ailleurs, plus récent dans la maison que le valet de chambre,
il parlait à Françoise des sujets qui pouvaient intéresser non
lui-même, mais elle. Et Françoise, qui faisait la grimace quand on
la traitait de cuisinière, avait pour le valet de pied qui disait,
en parlant d’elle, « la gouvernante », la bienveillance
spéciale qu’éprouvent certains princes de second ordre envers les
jeunes gens bien intentionnés qui leur donnent de l’Altesse.
– Au moins on sait ce qu’on fait et dans quelle saison
qu’on vit. Ce n’est pas comme ici qu’il n’y aura pas plus un
méchant bouton d’or à la sainte Pâques qu’à la Noël, et que je ne
distingue pas seulement un petit angélus quand je lève ma vieille
carcasse. Là-bas on entend chaque heure, ce n’est qu’une pauvre
cloche, mais tu te dis : « Voilà mon frère qui rentre des
champs », tu vois le jour qui baisse, on sonne pour les biens
de la terre, tu as le temps de te retourner avant d’allumer ta
lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu’on ne
pourrait seulement pas plus dire que les bêtes ce qu’on a fait.
– Il paraît que Méséglise aussi c’est bien joli, madame,
interrompit le jeune valet de pied au gré de qui la conversation
prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenait par hasard de
nous avoir entendus parler à table de Méséglise.
– Oh ! Méséglise, disait Françoise avec le large
sourire qu’on amenait toujours sur ses lèvres quand on prononçait
ces noms de Méséglise, de Combray, de Tansonville. Ils faisaient
tellement partie de sa propre existence qu’elle éprouvait à les
rencontrer au dehors, à les entendre dans une conversation, une
gaieté assez voisine de celle qu’un professeur excite dans sa
classe en faisant allusion à tel personnage contemporain dont ses
élèves n’auraient pas cru que le nom pût jamais tomber du haut de
la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces pays-là
étaient pour elle quelque chose qu’ils n’étaient pas pour les
autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des
parties ; et elle leur souriait comme si elle leur trouvait de
l’esprit, parce qu’elle retrouvait en eux beaucoup d’elle-même.
– Oui, tu peux le dire, mon fils, c’est assez joli
Méséglise, reprenait-elle en riant finement ; mais comment que
tu en as eu entendu causer, toi, de Méséglise ?
– Comment que j’ai entendu causer de Méséglise ? mais
c’est bien connu ; on m’en a causé et même souventes fois
causé, répondait-il avec cette criminelle inexactitude des
informateurs qui, chaque fois que nous cherchons à nous rendre
compte objectivement de l’importance que peut avoir pour les autres
une chose qui nous concerne, nous mettent dans l’impossibilité d’y
réussir.
– Ah ! je vous réponds qu’il fait meilleur là sous les
cerisiers que près du fourneau.
Elle leur parlait même d’Eulalie comme d’une bonne personne. Car
depuis qu’Eulalie était morte, Françoise avait complètement oublié
qu’elle l’avait peu aimée durant sa vie comme elle aimait peu toute
personne qui n’avait rien à manger chez soi, qui « crevait la
faim », et venait ensuite, comme une propre à rien, grâce à la
bonté des riches, « faire des manières ». Elle ne
souffrait plus de ce qu’Eulalie eût si bien su se faire chaque
semaine « donner la pièce » par ma tante. Quant à
celle-ci, Françoise ne cessait de chanter ses louanges.
– Mais c’est à Combray même, chez une cousine de Madame,
que vous étiez, alors ? demandait le jeune valet de pied.
– Oui, chez Mme Octave, ah ! une bien
sainte femme, mes pauvres enfants, et où il y avait toujours de
quoi, et du beau et du bon, une bonne femme, vous pouvez dire, qui
ne plaignait pas les perdreaux, ni les faisans, ni rien, que vous
pouviez arriver dîner à cinq, à six, ce n’était pas la viande qui
manquait et de première qualité encore, et vin blanc, et vin rouge,
tout ce qu’il fallait. (Françoise employait le verbe plaindre dans
le même sens que fait La Bruyère.) Tout était toujours à ses
dépens, même si la famille, elle restait des mois et
an-nées. (Cette réflexion n’avait rien de désobligeant
pour nous, car Françoise était d’un temps où « dépens »
n’était pas réservé au style judiciaire et signifiait seulement
dépense.) Ah ! je vous réponds qu’on ne partait pas de là avec
la faim. Comme M. le curé nous l’a eu fait ressortir bien des fois,
s’il y a une femme qui peut compter d’aller près du bon Dieu, sûr
et certain que c’est elle. Pauvre Madame, je l’entends encore qui
me disait de sa petite voix : « Françoise, vous savez,
moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout
le monde que si je mangeais. » Bien sûr que c’était pas pour
elle. Vous l’auriez vue, elle ne pesait pas plus qu’un paquet de
cerises ; il n’y en avait pas. Elle ne voulait pas me croire,
elle ne voulait jamais aller au médecin. Ah ! ce n’est pas
là-bas qu’on aurait rien mangé à la va vite. Elle voulait que ses
domestiques soient bien nourris. Ici, encore ce matin, nous n’avons
pas seulement eu le temps de casser la croûte.
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