Toute la soirée, il fit pétiller ses bons mots. Certes, il fut très amusant et bien de tous points, mais j’étais cruellement déçue. Quand je l’interrogeai au sujet de sa cotte de mailles, il se contenta de rire et me dit qu’elle était trop froide pour la porter en Angleterre… Ah ! voici monsieur Podgers. Eh bien ! monsieur Podgers, je voudrais que vous lisiez dans la main de la duchesse de Paisley… Duchesse, voulez-vous enlever votre gant… non pas celui de la main gauche… l’autre…

– Ma chère Gladys, vraiment je ne crois pas que ceci soit tout à fait convenable, dit la duchesse en déboutonnant comme à regret un gant de peau assez sale.

– Jamais rien de ce qui intéresse ne l’est, dit lady Windermere : on a fait le monde ainsi(NB: En français dans le texte.). Mais il faut que je vous présente, duchesse. Voici monsieur Podgers, mon chiromancien favori  monsieur Podgers, la duchesse de Paisley… et si vous dites qu’elle a un mont de la lune plus développé que le mien, je ne croirais plus en vous désormais.

– Je suis sûre, Gladys, qu’il n’y a rien de ce genre dans ma main, dit la duchesse d’un ton grave.

– Votre Grâce est tout à fait dans le vrai, répliqua Mr Podgers en jetant un coup d’œil sur la petite main grassouillette aux doigts courts et carrés. La montagne de la lune n’est pas développée. Cependant la ligne de vie est excellente. Veuillez avoir l’obligeance de laisser fléchir le poignet… je vous remercie… trois lignes distinctes sur la rascette(NB: En français dans le texte.).… vous vivrez jusqu’à un âge avancée duchesse, et vous serez extrêmement heureuse… Ambition très modérée, ligne de l’intelligence sans exagération, ligne du cœur…

– Là-dessus soyez discret, monsieur Podgers, s’écria lady Windermere.

– Rien ne me serait plus agréable, répondit Mr Podgers en s’inclinant, si la duchesse y avait donné lieu, mais j’ai le regret de dire que je vois une grande constance d’affection combinée avec un sentiment très fort du devoir.

– Veuillez continuer, monsieur Podgers, dit la duchesse dont le regard marquait la satisfaction.

– L’économie n’est pas la moindre des vertus de Votre Grâce, poursuivit Mr Podgers.

Lady Windermere éclata en rires convulsifs.

– L’économie est une excellente chose, remarqua la duchesse avec complaisance. Quand j’ai épousé Paisley, il avait onze châteaux et pas une maison convenable où l’on pût habiter.

– Et maintenant il a douze maisons et pas un seul château, s’écria lady Windermere.

– Eh ! ma chère, dit la duchesse, j’aime…

– Le confort, reprit Mr Podgers, et les perfectionnements modernes, et l’eau chaude amenée dans toutes les chambres. Votre Grâce a tout à fait raison. Le confort est la seule chose que notre civilisation puisse nous donner.

– Vous avez admirablement décrit le caractère de la duchesse, monsieur Podgers. Maintenant veuillez nous dire celui de lady Flora.

Et pour répondre à un signe de tête de l’hôtesse souriante, une petite jeune fille, aux cheveux roux d’Écossaise et aux omoplates très hauts, se leva gauchement de dessus le canapé et exhiba une longue main osseuse avec des doigts aplatis en spatule.

– Ah ! une pianiste, je vois ! dit Mr Podgers, une excellente pianiste et peut être une musicienne hors ligne. Très réservée, très honnête et douée d’un vif amour pour les bêtes.

– Voilà qui est tout à fait exact ! s’écria la duchesse se tournant vers lady Windermere. Absolument exact. Flora élève deux douzaines de collies à Macloskie et elle remplirait notre maison de ville d’une véritable ménagerie si son père le lui permettait.

– Bon ! mais c’est justement là ce que je fais chez moi chaque jeudi soir, riposta en riant lady Windermere. Seulement je préfère les lions aux collies.

– C’est là votre seule erreur, lady Windermere, dit Mr Podgers avec un salut pompeux.

– Si une femme ne peut rendre charmantes ses erreurs, ce n’est qu’une femelle, répondit-elle… Mais il faut encore que vous nous lisiez dans quelques mains… Venez, sir Thomas, montrez les vôtres à monsieur Podgers.

Et un vieux monsieur d’allure fine, qui portait un veston blanc, s’avança et tendit au chiromancien une main épaisse et rude avec un très long doigt du milieu.

– Nature aventureuse  dans le passé quatre longs voyages et un dans l’avenir… Naufragé trois fois… Non deux fois seulement, mais en danger de naufrage lors de votre prochain voyage. Conservateur acharné, très ponctuel, ayant la passion des collections de curiosités. Une maladie dangereuse entre la seizième et la dix-huitième année. A hérité d’une fortune vers la trentième. Grande aversion pour les chats et les radicaux.

– Extraordinaire ! s’exclama sir Thomas. Vous devriez lire aussi dans la main de ma femme.

– De votre seconde femme, dit tranquillement Mr Podgers qui conservait toujours la main de sir Thomas dans la sienne.

Mais lady Marvel, femme d’aspect mélancolique, aux cheveux noirs et aux cils de sentimentale, refusa nettement de laisser révéler son passé ou son avenir.

Aucun des efforts de lady Windermere ne put non plus amener Mr de Koloff, l’ambassadeur de Russie, à consentir même à retirer ses gants.

En réalité, bien des gens redoutaient d’affronter cet étrange petit home au sourire stéréotypé, aux lunette d’or et aux yeux d’un brillant de perle, et quand il dit à la pauvre lady Fermor, tout haut et devant tout le monde, qu’elle se souciait fort peu de la musique, mais qu’elle raffolait des musiciens, on estima, en général, que la chiromancie est une science qu’il ne faut encourager qu’en tête à tête (NB: En français dans le texte.). Lord Arthur Savile, cependant, qui ne savait rien de la malheureuse histoire de lady Fermor et qui avait suivi Mr Podgers avec un très grand intérêt, avait une vive curiosité de le voir lire dans sa main.

Comme il éprouvait quelque pudeur à se mettre en avant, il traversa la pièce et s’approcha de l’endroit où lady Windermere était assise et, avec une rougeur, qui était un charme, lui demanda si elle pensait que Mr Podgers voudrait bien s’occuper de lui.

– Certes oui, il s’occupera de vous, fit lady Windermere. C’est pour cela qu’il est ici. Tous mes lions, lord Arthur, sont des lions en représentation. Ils sautent dans des cerceaux, quand je leur demande. Mais il faut auparavant que je vous prévienne que je dirai tout à Sybil. Elle vient luncher avec moi demain pour causer chapeaux, et si Mr Podgers trouve que vous avez un mauvais caractère ou une tendance à la goutte, ou une femme qui vit à Bayswater(NB: Quartier avoisinant au nord Kensington Park, habité par les femmes entretenues par l’aristocratie de Londres (note du traducteur).), certainement je ne le lui laisserai pas ignorer.

Lord Arthur sourit et hocha la tête.

– Je ne suis pas effrayé, répondit-il, Sybil me connaît aussi bien que je la connais.

– Ah ! je suis un peu contrariée de vous entendre dire cela. La meilleure assise du mariage, c’est un malentendu mutuel… non, je ne suis pas du tout cynique. J’ai seulement de l’expérience, ce qui, cependant, est très souvent la même chose… Mr Podgers, lord Arthur Savile meurt d’envie que vous lisiez dans sa main. Ne lui dites pas qu’il est fiancé à l’une des plus jolies filles de Londres : il y a un mois que le Morning Post en a publié la nouvelle.

– Chère lady Windermere, s’écria la marquise de Jedburgh, ayez l’obligeance de laisser monsieur Podgers s’arrêter ici une minute de plus. Il est en train de me dire que je monterai sur les planches et cela m’intéresse au plus au point.

– S’il vous a dit cela, lady Jedburgh, je ne vais pas hésiter à vous l’enlever. Venez immédiatement, monsieur Podgers, et lisez dans la main de lord Arthur.

– Bon ! dit lady Jedburgh faisant une petite moue, comme elle se levait du canapé, s’il ne m’est pas permis de monter sur les planches, il me sera au moins permis d’assister au spectacle, j’espère.

– Naturellement. Nous allons tous assister à la séance, répliqua lady Windermere.