Et maintenant, monsieur Podgers, reprenez-nous et
dites-nous quelque chose de joli, lord Arthur est un de mes plus
chers favoris.
Mais quand Mr Podgers vit la main de lord Arthur, il devint
étrangement pâle et ne souffla mot.
Un frisson sembla passer sur lui. Ses grands sourcils
broussailleux furent saisis d’un tremblement convulsif du tic
bizarre, irritant, qui le dominait quand il était embarrassé.
Alors, quelques grosses gouttes de sueur perlèrent sur son front
jaune, comme une rosée empoisonnée, et ses doigts gras devinrent
froids et visqueux.
Lord Arthur ne manqua pas de remarquer ces étranges signes
d’agitation et, pour la première fois de sa vie, il éprouva de la
peur. Son mouvement naturel fut de se sauver du salon, mais il se
contint.
Il valait mieux connaître le pire, quel qu’il fût, que de
demeurer dans cette affreuse incertitude.
– J’attends, monsieur Podgers, dit-il.
– Nous attendons tous, cria lady Windermere de son ton vif,
impatient.
Mais le chiromancien ne répondit pas.
– Je crois qu’Arthur va monter sur les planches, dit lady
Jedburgh, et qu’après votre sortie, monsieur Podgers a peur de le
lui dire.
Soudain Mr Podgers laissa tomber la main droite de lord Arthur
et empoigna fortement la gauche, se courbant si bas pour l’examiner
que la monture d’or de ses lunettes sembla presque effleurer la
paume.
Un moment, son visage devint un masque blanc d’horreur, mais il
recouvra bientôt son sang froid(NB: En français dans le
texte.) et, regardant lady Windermere, lui dit avec un sourire
forcé :
– C’est la main d’un charmant jeune homme.
– Certes oui, répondit lady Windermere, mais sera-t-il un mari
charmant ? Voilà ce que j’ai besoin de savoir.
– Tous les jeunes gens charmants sont des maris charmants,
reprit Mr Podgers.
– Je ne crois pas qu’un mari doive être trop séduisant, murmura
lady Jedburgh, d’un air pensif. C’est si dangereux.
– Ma chère enfant, ils ne sont jamais trop séduisant, s’écria
lady Windermere. Mais ce qu’il faut ce sont des détails. Il n’y a
que les détails qui intéressent. Que doit-il arriver à lord
Arthur ?
– Eh bien ! Dans quelques jours lord Arthur doit faire un
voyage.
– Oui, sa lune de miel naturellement.
– Et il perdra un parent.
– Pas sa sœur, j’espère, dit lady Jedburgh d’un ton apitoyé.
– Certes non, pas sa sœur, répondit Mr Podgers avec un geste de
dépréciation de la main, un simple parent éloigné.
– Bon ! je suis cruellement désappointée, fit lady
Windermere. Je n’ai absolument rien à dire à Sybil demain. Qui se
préoccupe aujourd’hui de parent éloigné ? Voilà des années que
ce n’est plus la mode. Cependant, je suppose qu’elle fera bien
d’acheter une robe de soie noire : cela sert toujours pour
l’église, voyez-vous. Et maintenant, allons souper. On a sûrement
tout mangé là-bas, mais nous pourrons encore trouver du bouillon
chaud. François faisait autrefois du bouillon excellent, mais
maintenant il est si agité par la politique que je ne suis jamais
certaine de rien avec lui. Je voudrais bien que le général
Boulanger se tînt tranquille… Duchesse, je suis sûre que vous êtes
fatiguée !
– Pas du tout, ma chère Gladys, répondit la duchesse en marchant
vers la porte, je me suis beaucoup amusée et le chiropodist,
je veux dire le chiromancien, est très amusant. Flora, où peut être
mon éventail d’écaille de tortue ?… Oh ! merci, sir
Thomas, merci beaucoup !… Et mon châle de dentelle ?… Oh
merci, sir Thomas, trop aimable vraiment !
Et la digne créature finit par descendre les escaliers sans
avoir laissé plus de deux fois tomber son flacon d’odeur.
Tout ce temps-là, lord Arthur Savile était demeuré debout près
de la cheminée avec le même sentiment de frayeur qui pesait sur
lui, la même maladive préoccupation d’un avenir mauvais.
Il sourit tristement à sa sœur comme elle glissa près de lui au
bras de lord Plymdale, fort jolie dans son brocard rose garni de
perles, et il entendit à peine lady Windermere, quand elle l’invita
à la suivre. Il pensa à Sybil Merton et l’idée que quelque chose
pourrait se placer entre eux remplit ses yeux de larmes.
Quelqu’un qui l’aurait regardé eût dit que Némésis avait dérobé
le bouclier de Pallas et lui avait montré la tête de la Gorgone. Il
paraissait pétrifié et son visage avait l’aspect d’un marbre dans
sa mélancolie.
Il avait vécu la vie délicate et luxueuse d’un jeune homme bien
né et riche, une vie exquise affranchie de tous soucis avilissant,
une vie d’une belle insouciance(NB: En français dans le
texte.) d’enfant, et maintenant, pour la première fois, il eut
conscience du terrible mystère de la destinée, de l’effrayante idée
du sort.
Que tout cela lui semblait fou et monstrueux !
Se pouvait-il que ce qui était écrit dans sa main, en caractère
qu’il ne pouvait lire mais qu’un autre pouvait déchiffrer, fût
quelque terrible secret de faute, quelque sanglant signe de
crime !
N’y avait-il nulle échappatoire ?
Ne sommes-nous que des pions d’échiquier que met en jeu une
puissance invisible, que des vases que le potier modèle à sa guise
pour l’honneur où la honte ?
Sa raison se révolta contre cette pensée et pourtant il sentait
que quelque tragédie était suspendue sur sa tête et qu’il avait été
tout d’un coup appelé à porter un fardeau intolérable.
Les acteurs sont vraiment des gens heureux ils peuvent
choisir de jouer soit la tragédie soit la comédie, de souffrir ou
d’égayer, de faire rire ou de faire pleurer. Mais dans la vie
réelle, c’est différent.
Bien des hommes et bien des femmes sont contraints de jouer des
rôles auxquels rien ne les destinait. Nos Guildensterns nous jouent
Hamlet et notre Hamlet doit plaisanter comme un prince Hal.
Le monde est un théâtre, mais la pièce est déplorablement
distribuée.
Soudain Mr Podgers entra dans le salon.
À la vue de lord Arthur, il s’arrêta et sa grasse figure sans
distinction devint d’une couleur jaune verdâtre. Les yeux des deux
hommes se rencontrèrent et il y eut un moment de silence.
– La duchesse a laissé ici un de ses gants, lord Arthur, et elle
m’a demandé de le lui rapporter, dit enfin Mr Podgers. Ah ! je
le vois sur le canapé !… Bonsoir !
– Monsieur Podgers, il faut que j’insiste pour que vous me
donniez une réponse immédiate à une question que je vais vous
poser.
– À un autre moment, lord Arthur. La duchesse m’attend. Il faut
que je la rejoigne.
– Vous n’irez pas. La duchesse n’est pas si pressée.
– Les dames n’ont pas l’habitude d’attendre, dit Mr Podgers avec
un sourire maladif. Le beau sexe est toujours impatient.
Les lèvres fines, et comme ciselées, de lord Arthur se
plissèrent d’un dédain hautain.
La pauvre duchesse lui semblait de si maigre importance en ce
moment.
Il traversa le salon et vint à l’endroit où Mr Podgers était
arrêté.
Il lui tendit la main.
– Dites-moi ce que vous voyez là. Dites moi la vérité. Je veux
la connaître. Je ne suis pas un enfant.
Les yeux de Mr Podgers clignotèrent sous ses lunettes d’or. Il
se porta d’un air gêné d’un pied sur l’autre, tandis que ses doigts
jouaient nerveusement avec une chaîne de montre étincelante.
– Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai vu dans votre main,
lord Arthur, quelque chose de plus que ce que je vous ai
dit ?
– Je sais que vous avez vu quelque chose de plus et j’insiste
pour que vous me le disiez ce que c’est. Je vous donnerai un chèque
de cent livres.
Les yeux verts étincelèrent une minute, puis redevinrent
sombres.
– Cent guinées ! fit enfin Mr Podgers à voix basse.
– Oui, cent guinées.
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