Cela n’était point pauvre, mais honnête. Situation modeste, excellente famille, moeurs irréprochables, un héritage de vertus. Cela ignorait toutes les horreurs de la capitale. J’épousai…
Au moins, je savais ce que je faisais, moi ! J’avais pris mes renseignements, j’avais étudié ma belle petite oie blanche de près, pendant des mois. Je n’étais pas allé chercher une fille indomptée dans les Balkans… et tout de suite, ainsi que je l’avais prévu, je fus tranquillement heureux, comme je le désirais. J’eus grand soin, du reste, d’entourer mon bonheur de toutes les précautions raisonnables. Comme j’étais fort amoureux, je me rendais parfaitement compte qu’il y avait en moi l’étoffe d’un jaloux, d’autant que je n’étais plus de la première jeunesse. Aussi ne recevais-je chez moi, en dehors de Rouletabille, que de vieux camarades qui ne pouvaient pas me porter ombrage…
Eh bien ! j’eus la preuve un beau jour (je n’ai rien à cacher, hélas ! puisque mon infortune n’a été que trop publique) que ces yeux candides, ce front de vierge, ces boucles d’enfant, cette bouche naïve, toute cette pureté me trompaient !
Après cela on s’étonnera que je ne croie plus à rien !
On s’étonnera que je termine tout par des points d’interrogation… Ah ! Rouletabille, quand tu me pris pour avocat dans cette affaire terrible, tu savais combien mon coeur avait souffert de la trahison d’un être adoré… et que le tien ne trouverait nulle part un plus sensible écho à ta douleur, dans ces moments où tu croyais tout perdu.
II.Masques et visages
Ayant reçu une lettre de Mme Boulenger qui m’invitait à venir passer quelques jours aux Chaumes où se trouvaient déjà Rouletabille et Ivana, je partis pour Deauville…
Les Chaumes étaient une des plus belles villas du pays avec une certaine affectation de style rustique qui n’excluait point la magnificence. Les Boulenger étaient très riches. Le chirurgien encore pauvre, mais déjà célèbre par ses premiers travaux, avait épousé Mme Hugon, jeune veuve du vieux Monsieur Hugon qui avait fait une grosse fortune dans les phosphates siciliens ; ce mariage avait permis au praticien de délaisser sa clinique pour se livrer presque exclusivement à ses travaux de laboratoire.
Mme Boulenger approchait maintenant de la quarantaine, mais elle montrait encore une grande fraîcheur de visage, et elle n’était point sans une certaine coquetterie un peu sévère et qui allait bien à son genre, si j’ose dire… Quel était donc le genre de Mme Boulenger ? Il consistait surtout dans une austère amabilité, qui n’était certes point dépourvue de charme pour ceux et pour celles que son mari introduisait à son foyer.
Elle savait dépouiller la savante qu’elle était devenue à l’école de son mari, car cette femme qui n’avait qu’une éducation purement littéraire, s’était mise à la médecine et à la chimie comme une écolière, avait forcé les portes du laboratoire où Roland s’enfermait, et était devenue son premier préparateur. Les élèves du maître ne se gênaient point pour dire qu’elle avait sa grande part dans les derniers succès de l’Institut Boulenger, mais de tels propos l’horripilaient et elle fermait impatiemment la bouche aux indiscrets, et même à son mari, quand on effleurait ce sujet.
Elle n’avait d’autre joie que la gloire de Roland, d’autre plaisir que celui de lui être agréable. Elle l’entourait de soins presque maternels. Son égalité d’humeur, qui était parfaite en toutes circonstances, faisait du foyer des Boulenger quelque chose de rare. Elle en avait tout le mérite, car ce diable d’homme était doué d’une activité qui se dépensait en tous sens. On me comprendra.
Roland Boulenger, qui n’était guère plus âgé que sa femme, avait eu et continuait d’avoir les plus belles aventures du monde. Il ne perdait son temps en rien : chacun savait cela et Thérèse (c’était le nom de Mme Boulenger) n’ignorait point que son époux menait de pair le travail et le plaisir. Il n’y mettait point toujours de la discrétion. Elle était la première à en sourire et, si elle souffrait, cela ne se voyait guère. À une allusion un peu trop précise de ses amis qui tentaient de la plaindre, elle répondait :
– Oh ! moi, il y a longtemps que je ne suis plus qu’un pur esprit ! J’aime Roland pour son intelligence et pour son grand coeur d’honnête homme. Le reste n’a pas d’importance, c’est des bêtises !
De fait, elle n’était tracassée que de la santé de son mari qui se surmenait trop… L’année précédente, lors de la grande passion de Boulenger pour Théodora Luigi, elle avait été effrayée de l’état de dépérissement rapide dans lequel elle le voyait. Alors là, elle s’était révoltée :
– Je veux bien que mon mari s’amuse, avait-elle dit à Rouletabille, mais je ne veux pas qu’elles me le tuent !
Elle avait été instruite que Théodora était une grande fumeuse d’opium, et que son imagination de courtisane savait créer au plaisir des décors fameux mais redoutables. Elle se jeta aux pieds de son mari :
– Ça, lui dit-elle, tu n’as pas le droit. Ta santé ne t’appartient pas !… Elle appartient à la science, à tous ceux que tu peux sauver !… Mon Roland ! Écoute-moi !… Tu sais que je ne te dis jamais rien… je suis avec toi comme une bonne maman quand son grand enfant fait des frasques : je détourne la tête… mais regarde ton pauvre visage, tu me fais pleurer.
Elle avait été sublime, cette femme. C’était une sainte. Et comme Boulenger n’était ni un misérable, ni un sot, il avait compris qu’elle avait raison et il l’avait serrée sur son coeur.
Il s’était laissé emmener quelques semaines dans le midi. Quand Thérèse avait ramené son mari à Paris, Théodora Luigi était partie pour un long voyage avec le prince Henri d’Albanie… Roland était sauvé !…
J’arrivai à Deauville par le train de midi. Rouletabille était à la gare. Il me donna de bonnes nouvelles de tous. Nous échangeâmes quelques propos sans importance, et bientôt l’auto s’arrêtait devant la porte des Chaumes. Je fus étonné de voir que personne ne venait au-devant de nous, Rouletabille, en me conduisant à une chambre, me dit qu’on déjeunait très tard à Deauville et que le professeur travaillait jusqu’à une heure.
– Comment ? ici aussi ? Mais ta femme ne travaille pas ?…
– Le professeur, Ivana, Mme Boulenger sont enfermés tous les trois avec leur grand rapport sur le dernier état de leurs travaux relatifs à la tuberculose des gallinacés.
– Charmante villégiature !… Eh bien ! et toi, tu ne travailles pas ?
– Non, moi, je m’amuse !
– À quoi ?
– À faire des pâtés de sable !…
– On va donc à la mer, à Deauville !…
– Oui… moi ! les enfants et les nourrices !
Là-dessus, il me quitta, car il avait quelqu’un à voir qu’il était sûr de rencontrer à La Potinière, à cette heure-ci, où toute la clique du Tout-Paris s’écrasait… Quelques instants plus tard, je descendis dans le jardin, qui était vaste, avec d’admirables corbeilles de fleurs et de beaux coins d’ombrage… Les domestiques mettaient le couvert sous des arbres au lointain.
1 comment