Plus près, j’aperçus soudain Mme Boulanger, qui, souriante, venait au-devant de moi. Je m’avançai vers elle, en longeant le mur de la villa. Au-dessus de moi une fenêtre était ouverte et j’entendis distinctement ces mots que prononçait Ivana :

Je vous en prie ! Je vous en prie… laissez ma main ! Oh ! maître, vous êtes insupportable.

Je n’oublierai jamais l’accent de ce « Je vous en prie ! » Certes était douce la prière, et nullement menaçante… J’étais un peu pâle quand j’abordai Mme Boulenger. Il me paraissait impossible qu’elle n’eût pas entendu. J’avais bien entendu, moi !… et Thérèse n’était guère alors plus éloignée que moi de la fenêtre… Mais sans doute me trompai-je, car sa figure ne changea point et elle me souhaita la bienvenue avec un naturel parfait.

Ivana et Boulenger ne tardèrent point, du reste, à se montrer. Il me sembla, dès l’abord, qu’ils affectaient une correction un peu exagérée, mais cette impression dura peu devant la bonne humeur charmante d’Ivana et l’entrain du professeur.

Tous deux marquèrent un grand plaisir de me revoir. Ils ne dissimulaient point que ma présence serait surtout utile à Rouletabille qui était un peu délaissé.

C’est la faute de ce damné rapport et de ces damnées poules qui ne nous ont pas encore livré tout leur secret ! mais dans quelques jours, nous en aurons fini avec les paperasses, je l’espère, et alors quelles randonnées en auto ! nous tournons le dos à La Potinière et en route pour la Bretagne ! Première étape : une omelette chez la mère Poulard.

Il rayonnait cet homme, il y avait de la flamme dans ses yeux sombres, aux cavités inquiétantes qui donnaient parfois à réfléchir… Certains prétendaient qu’il ne s’était attaqué avec tant d’ardeur au problème de la tuberculose que parce qu’il était atteint lui-même de la terrible maladie…

Nous nous mîmes à table. Le déjeuner fut délicieux. Rouletabille était revenu de La Potinière avec les dernières histoires de la nuit. On n’avait vidé les salles de jeu qu’à quatre heures du matin et les plus enragés s’étaient vengés de l’administration qui les mettait à la porte en emportant les instruments du jazz-band et en faisant un tapage d’enfer. C’est dans cet équipage qu’ils étaient arrivés chez Léontine qui avait dû se relever, leur ouvrir la porte de son bar et leur faire à souper. Et là, ils s’étaient remis à jouer, un jeu terrible, aux dés. Le gros Berwick avait forcé un petit reporter, Ramel, de Dramatica, à jouer les cinq louis qu’il avait dans sa poche. Vers les huit heures du matin le petit Ramel gagnait vingt-cinq mille francs. Il en profitait immédiatement pour se commander une soupe à l’oignon.

Je rapporte tous ces détails pour que l’on se rende tout de suite compte du ton et de l’air des gens. Dans le moment même que nous nous égayions tous ainsi, apparemment sans arrière-pensée, Roland Boulenger qui donnait la réplique à Rouletabille, cherchait le pied d’Ivana, sous la table. J’en avais la preuve. Que les passions impétueuses rendent les hommes enfants et menteurs ! Je regardai ce masque enjoué qui, dans le moment même, était tourné sur nous, et sur lequel j’apercevais, moi, le vrai visage dionysiaque de Roland. Cet homme commettait en ce moment une action abominable et je crois pouvoir dire qu’il ne s’en doutait pas !

Plus j’y pense et plus je crois qu’il faut chercher le trait essentiel de ce caractère dans la naïveté de son égoïsme extrême. Réellement, cette insouciance un peu sauvage, cette violence aristocratique des passions, cette activité de vainqueur souriant, cet individualisme farouche, c’est ce qui m’apparaissait en Roland Boulenger, beaucoup plus que cette âme généreuse d’apôtre et de savant vouée au salut de l’humanité, qui paraissait éblouir tant de gogos, et cette pauvre Thérèse en particulier. Nous aurons l’occasion de reparler d’Ivana.

« Eh quoi ! pensai-je, serais-je seul à m’apercevoir de ce qui se passe ?… et faut-il qu’un esprit aussi délié que celui de Rouletabille ne voie rien de ces manoeuvres. Et s’il s’en est aperçu, quel est mon rôle ici et que suis-je venu y faire ?… »

III.Le baiser sur la terrasse

Le soir, après dîner, nous allâmes au Casino. On était en pleine saison. C’était une folie. Où donc tous ces gens trouvent-ils tant d’argent ? Mais vous pensez bien que je ne vais pas faire le censeur ni découvrir une salle de baccara. Dans le privé, j’ai vu, en quelques coups de cartes, passer des centaines et des centaines de mille francs. Mais ce qui me stupéfiait le plus, c’était la richesse des toilettes des femmes et leur tranquille indécence. Je sais bien que je suis vieux jeu, vieux Palais, tout ce que l’on voudra, mais il y a des limites à tout. Ces dos nus ! Enfin !…

Je constatai avec plaisir qu’Ivana avait une toilette originale dans sa simplicité, mais de fort bon goût. Bien qu’elle ne fût pas décolletée jusqu’à la ceinture, sa robe de tulle noir pailleté, garnie de cabochons noirs, n’était pas la moins regardée.