Ivana avait dans les cheveux un bandeau de gros cabochons de jais, fixant une mantille. On eût dit un Goya. Le professeur ne la quittait pas. Mais ils nous quittèrent. Évidemment, on ne se promène pas comme une noce dans les salons d’un casino.
Je retrouvai Rouletabille et Mme Boulenger causant dans un coin près des portes-fenêtres ouvertes sur les terrasses. Nous nous assîmes tous trois dans des rocking-chairs et goûtâmes la fraîcheur de la nuit lunaire, ce qui n’était pas un luxe après l’étouffement des salons de jeu…
Nous étions là depuis quelques instants, rêvant chacun de notre côté, lorsque j’aperçus distinctement dans l’une des allées qui conduisent à la plage, deux silhouettes qui venaient de sortir de l’ombre, traversaient un petit espace de clarté et rentraient dans l’obscurité.
J’avais reconnu tout de suite, dans les deux promeneurs solitaires, Roland Boulenger et Ivana.
Roland tenait la main d’Ivana sur ses lèvres et y prolongeait un baiser que la brusque lumière avait surpris. Il y avait eu à ce moment un geste de retrait d’Ivana, mais Roland avait maintenu sa position et il s’était enfoncé dans l’ombre avec sa captive.
De loin, nous dominions la scène qui avait duré quelques secondes. Nous-mêmes étions dans l’ombre et, d’en bas, l’on ne pouvait nous voir. Du reste, les deux personnages qui me préoccupaient ne semblaient guère penser à nous. Ils nous avaient complètement oubliés.
Et maintenant, je dois vous dire que cette rapide vision m’avait complètement bouleversé, non pour moi assurément, mais pour les deux êtres qui étaient assis à mes côtés. Il me paraissait impossible qu’ils n’eussent point vu ce que j’avais si bien vu, moi ! Cependant, Rouletabille n’avait point bougé. Quant à Mme Boulenger, elle se leva en disant :
– Vous ne trouvez pas qu’il fait un peu frais ? Si l’on rentrait ?
Nous nous levâmes à notre tour et la suivîmes jusque dans la salle de la boule où elle s’amusa à jouer sur les numéros et où elle gagna une vingtaine de francs, avec des démonstrations de joie enfantine. Comme nous quittions la boule, en nous retournant, nous nous trouvâmes nez à nez avec Roland et Ivana qui, depuis un instant, regardaient jouer.
– Tiens, fit Mme Boulenger, vous voilà ! Où étiez-vous donc ?
– Dans la lune… répondit le professeur, si vous saviez ce qu’il fait beau dehors !
– Si l’on rentrait à pied ? » proposa Thérèse. Nous reprîmes le chemin de la villa. Roland et Ivana étaient devant nous, à une certaine distance. Nous marchions tous en silence…
IV.Confidences
J’étais décidé à parler à Rouletabille. Un instant j’avais pensé à précipiter mon départ par le jeu de quelque télégramme me rappelant à Paris et à laisser derrière moi des choses qui ne me regardaient pas. Et puis, j’avais réfléchi que Rouletabille était un ami et que c’était agir en égoïste que ne point lui ouvrir les yeux s’il les avait fermés. Depuis ma propre aventure, rien ne m’étonne plus de l’aveuglement des hommes. Il n’est point de cire plus chaude qui, en se refroidissant, devienne plus solide que le baiser d’une femme sur deux paupières… et voilà de fameux scellés ! La dame peut se promener à l’aise dans la lumière, l’autre n’y voit plus goutte ! On a beau s’appeler Rouletabille, on a beau s’appuyer en marchant sur « le bon bout de la raison », on trébuche comme les autres dans le même fossé au fond duquel vous trouvez votre honneur en miettes et votre foyer en cendres.
Le lendemain matin, comme j’étais à ma fenêtre, en train de me faire la barbe, je vis sortir de la villa le professeur et Ivana à cheval. Ils étaient montés sur de belles bêtes impatientes et les cavaliers ne paraissaient point non plus dénués d’une certaine ardeur animale qui me les montrait déjà grisés de l’air un peu pointu du matin et de la course qu’ils allaient fournir.
Ivana montait en homme et pressait de ses cuisses nerveuses une jument demi-sang que le garçon d’écurie avait peine à retenir. Roland avait les pommettes roses et je lui trouvai un sourire un peu féroce lorsque, tourné vers la villa, il fit un signe d’adieu avant de partir. Je crus que ce signe s’adressait à Mme Boulenger, mais, en me penchant, j’aperçus à la fenêtre de sa chambre Rouletabille qui me demanda comment j’avais passé la nuit. On entendait le trot des chevaux qui s’éloignait rapidement.
– Eh bien ! et toi, tu ne fais pas de cheval ? demandai-je.
– Ma foi non ! ça ne me dit rien dans ce pays. Il y a trop d’automobiles sur les routes.
– Oh ! à cette heure-ci…
– Et puis, je vais te dire… je les ai accompagnés une fois… que ce soit à cheval, que ce soit à pied, ils ne parlent, dans leurs promenades, que de leurs poules et de la tuberculose… J’aime autant rester ici.
La journée se passa sans incidents. Je remarquai de plus en plus que nous existions de moins en moins pour le professeur et Ivana. Ils ne s’occupaient que d’eux. Je trouvai qu’en ce qui nous concernait, c’était assez mélancolique et, le lendemain, je dis à Rouletabille :
– Allons déjeuner ensemble au Havre.
– Entendu ! Je vais prévenir ici ! fit-il.
– À quoi bon ? répliquai-je. On ne s’apercevra même pas de notre absence.
Il me regarda en souriant et, me donnant une petite tape sur l’épaule :
– Allons ! je vois que tu as à me parler.
– Peut-être !…
Une heure après, nous prenions le bateau à Trouville et, au Havre, je l’emmenai déjeuner chez Frascati. Pendant la courte traversée, Rouletabille m’avait parlé, avec beaucoup de liberté d’esprit, de ses projets pour l’hiver, d’un grand voyage de reportage qu’il voulait faire en Syrie et en Mésopotamie.
– Et Ivana ? demandai-je.
– Oh ! elle ne me laissera pas partir seul…
– En es-tu sûr ?
– Que veux-tu dire ?
– Dame ! ses travaux avec Roland Boulenger…
– Oh ! je crois qu’à cette époque elle pourra prendre un congé…
– Eh bien, tant mieux… appuyai-je.
Il ne releva point ce tant mieux.
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