Il nous vengeait. Certes, il faisait des victimes innocentes, mais est-ce que, le plus souvent, nous ne sommes pas des victimes innocentes, nous aussi ?… Enfin, je parle pour moi !…

Ivana parut, suivie de Mme Boulenger. En vérité, elle était adorable ! Je dois dire de suite que sa toilette ne rappelait en rien celle que j’avais louée précédemment pour sa décence et son élégante modestie… Tout de même par ces temps de décolletage à outrance, elle ne choquait point, tout en ne laissant pas grand-chose à deviner d’un buste charmant, ferme et délicat. Des bretelles de roses soutenaient un fourreau de gaze d’argent et se prolongeaient jusqu’au bas de la robe qui moulait des formes jeunes au rythme parfait.

Dieu ! que vous êtes jolie ! s’exclama Roland Boulenger en faisant quelques pas au-devant d’elle et en lui baisant la main.

– N’est-ce pas ? appuya Thérèse qui paraissait ravie et qui faisait valoir Ivana avec une émotion égale à celle de l’artiste qui exhibe l’oeuvre sortie de ses mains créatrices.

– Mes compliments ! prononça Rouletabille derrière nous, je ne te connaissais pas cette robe, Ivana.

– C’est une surprise que nous avons voulu te faire, Thérèse et moi ! expliqua Ivana avec un calme sourire. Nous l’avons commandée ensemble… Je suis heureuse qu’elle te plaise

On passa à table. Alors on s’aperçut que Mme Boulenger ne s’était point habillée pour la soirée. Son mari s’en étonna. Elle prétexta une grande fatigue. Roland n’insista point, la pensée à tout autre chose qu’à sa femme. Il se montra d’une jeunesse étonnante, séduisant, beau diseur, un rien mystificateur avec une facilité d’improvisation éblouissante.

Ivana lui donnait coquettement la réplique en l’admirant ostensiblement. Tout en elle lui disait : je t’admire ! Ses regards, son geste penché, son attention dévote disaient cela et bien autre chose, et si cette femme n’aimait pas cet homme, il y avait là un mensonge sacré, et si elle l’aimait, à l’abri d’une si prodigieuse comédie, c’était le démon !…

Mme Boulenger respirait une rose thé qui semblait contenir de la tristesse. Rouletabille, silencieux, avait une figure contractée de passion… Il souffrait. Ah ! il souffrait, le malheureux ! Tout à coup Ivana s’en aperçut et elle ne dit plus rien… Elle avait pâli… l’autre parlait toujours !… Jamais je n’avais eu une telle preuve vivante de l’amour d’Ivana pour son mari. Elle était triste, elle aussi maintenant.

Mon Dieu ! me glissa Thérèse, si elle continue à faire cette tête-là, tout est perdu !…

Rouletabille entendit-il cette phrase ?… Il changea immédiatement d’attitude, se montra à son tour plein d’entrain et, regardant sa femme, sembla lui demander pardon… Ah ! il était bien brave ou bien lâche !… auprès de la femme aimée, les mots ne signifient plus rien, rien que ceci : fais ce que tu veux ! je t’aime et j’ai confiance en toi…

Elle le remercia d’un regard chargé d’amour et recommença son terrible jeu…

Quand nous nous levâmes de table, Mme Boulenger dit à mi-voix à Ivana en rectifiant un pli de sa toilette :

Je te remercie, ma chérie !

On ne s’attarda point. Roland savait ce qu’il voulait. Il voulait être le plus tôt possible au Casino. Il pensait sans doute que Théodora avait dû y dîner. Mais ceci ne l’empêcha point dans l’auto de serrer tendrement la main d’Ivana pendant que Rouletabille descendait de voiture et que je ramassais une écharpe :

Voilà une petite partie de cache-cache qui finira par des coups de revolver ! pensai-je…

Hélas ! je ne croyais pas si bien penser.

Nous parcourûmes les salles de jeu. Pas de Théodora Luigi… pas de prince d’Albanie… Rouletabille, comme il lui arrivait souvent, avait disparu sans rien dire… Roland avait l’air déçu… Ivana se mit à rire.

Elle n’est pas là ! lui dit-elle en le regardant bien en face, voulez-vous que l’on rentre ?

Il resta quelques secondes sans répondre, puis il lui dit, très grave :

Vous vous moquez de moi et vous avez tort !… On ne doit jamais rire quand on parle de Théodora Luigi

Mais il l’avait prise sous le bras et je n’entendis point le reste de l’entretien… Il était facile d’en deviner le sens, cependant… Ce qu’il disait là n’était point maladroit… en tout cas, c’était une riche entrée en matière pour décider sa nouvelle conquête… Il lui avouait qu’il était encore sous l’empire néfaste de la courtisane… et la conclusion s’imposait : « Il y a beau temps que je ne penserais plus à elle si quelqu’un qui n’est pas loin de moi, l’avait bien voulu ! »

La conversation dura-t-elle longtemps ?… qu’étaient-ils devenus ?… En les cherchant, je trouvai Rouletabille qui était en train de jouer. C’était bien la première fois. Le malheureux gagnait tout ce qu’il voulait. Il m’aperçut et eut un singulier sourire en me montrant les billets accumulés devant lui. Il fit un gros « banco » et gagna encore. Il paraissait exaspéré. Son geste semblait dire : Il n’y a donc pas moyen de perdre ici ! Le petit Ramel, de Dramatica, qui ne jouait pas parce qu’il ne lui restait plus rien des vingt-cinq mille francs qu’il avait gagnés au gros Berwick chez Léontine, fit tout haut :

Si ça te gêne, tu en seras bientôt débarrassé, va ! mais le sabot, arrivé devant Rouletabille, lui donna un démenti.

Mon ami poussa sur le tapis tout ce qu’il avait devant lui. Le croupier compta et le coup fut tenu. Rouletabille gagna. C’était une main. Après avoir passé trois coups, il se leva, comiquement furieux. Il faut qu’aux drames les plus farouches, se mêle toujours un peu de vaudeville.