À mes yeux, Rouletabille se sentait ridicule. Il prit à poignées ses billets, se leva, me dit : « Sortons ! » et sur le seuil de la salle de jeu, il donna tout à un petit chasseur nègre que tout le monde appelait « Chocolat » et qui, ne sachant ce que cela voulait dire, restait ahuri, les bras en l’air, transformé en candélabre.

Je ne t’ai jamais donné de pourboire ! dit Rouletabille, et il passa.

Je le suivis sur les terrasses. Il étouffait :

J’en ai assez ! gronda-t-il. Il faut que cette histoire cesse ! Il arrivera ce qui arrivera. Roland crèvera. La tuberculose des poules restera inexplicable ! De tout cela, après tout, je m’en fiche ! Ivana traitera mon manque de confiance à l’égal d’une insulte… La connaissant comme je la connais, il en résultera un drame affreux et elle m’en voudra à mort pendant un an là où une autre aurait tout oublié au bout de quinze jours, mais tant pis !… C’est inouï… À la fin ! Il n’y a que les femmes pour inventer un pareil imbroglio où nous sommes tous ridicules, jusqu’au moment où nous nous casserons la g… Les plus raisonnables d’entre elles ont une fêlure !… Je vois ça d’ici !… Ivana ?… Eh bien, mais Ivana est comme toutes les autres dès qu’il s’agit d’user de coquetterie pour jouer un bon tour à un amoureux ; c’est cela qui l’a tentée ! Retenir un homme fou d’une autre femme, avec un sourire ! quel triomphe ! et comme c’est amusant ! Là-dessus, on nous parle de sauver un cerveau ! Des intérêts supérieurs de la science… Ah ! la bonne blague ! Je le lui dirai à Ivana ! Je le lui dirai !… pas plus tard que ce soir… son jeu… ce petit jeu, essentiellement féminin, qui consiste à empaumer un homme avec la certitude de ne rien lui donner… ce jeu-là est honteux !… de quelque nom qu’on le décore !… Et puis ne rien lui donner !… faudrait voir !… Elle appelle ça rien, elle… cette promiscuité de chaque jour, cette main qu’elle lui a abandonnée tout à l’heure dans l’auto… car j’ai vu ; je vois tout !… et ce sourire quand elle le regarde !… Ah ! ce sourire. Et lui ! et le sien, de sourire ! Ah non ! zut !… n-i-ni c’est fini !…

– Il n’est que temps, fis-je.

– Quoi « Il n’est que temps » ? Que veux-tu dire ? Alors tu t’imagines que parce qu’elle lui a laissé prendre ses mains, elle n’a plus rien à lui refuser !… Tu es à empailler, toi aussi !… comme ami consolateur !…

– Assez ! Rouletabille !… moi aussi, j’en ai assez !… je rentre.

Il me prit le bras.

Pardonne-moi… je suis écumant… mais ne pense pas une seconde que je crains quoi que ce soit de la faiblesse d’Ivana… Il ne s’agit pas de cela !… Comprends qu’il y a une chose que je ne puis supporter plus longtemps, c’est qu’un homme s’imagine qu’un jour ou l’autre il aura ma femme !… Voilà !… C’est simple !… Et maintenant, allons les chercher !…

Nous les trouvâmes dans la salle du souper, dansant un tango. Je sentis Rouletabille frémissant à côté de moi…

J’espère, lui dis-je, que tu sauras te contenir jusqu’à ce que nous soyons rentrés. Si tu es fermement résolu à avoir une explication avec Ivana, que ce soit de sang-froid et que Roland ne le soupçonne même pas. Au fond, ta femme n’use que de la liberté que tu lui as laissée… N’oublie pas que tu es un peu coupable dans tout ceci…

– Je te remercie, fit-il en me serrant la main.

Comme nous passions près du couple, Roland, d’un signe, nous désigna la table où nous devions souper et nous nous assîmes. Je trouvais ce tango un peu long. Des gouttes de sueur perlaient au front de Rouletabille. Si chaste que puisse être dansée cette danse – Ivana la dansait comme une jeune fille – elle a des frôlements d’une lenteur qui apparaissent plus voluptueux que la valse la plus enivrante. Roland et Ivana étaient le point de mire de tous les yeux. Les danseurs de tango étaient rares, ou, du moins, les autres s’étaient effacés devant le succès du couple. Le nom de Roland Boulenger était sur toutes les lèvres et de table en table on se demandait :

avec qui danse-t-il ?

Avec ma femme ! finit par répondre Rouletabille agacé.

Quand ils vinrent s’asseoir, une rumeur d’admiration les suivit et on entendit quelques bravos, Ivana était toute rose.

Mes compliments ! fit Rouletabille, quel succès !

À ce moment, chacun se retourna vers l’entrée à laquelle Roland Boulenger tournait le dos.

Le prince Henri et la Théodora ! dit quelqu’un.

Roland ne fut pas maître de son mouvement. Il se retourna tout d’une pièce. Un groupe pénétrait dans la salle. En tête s’avançait Théodora Luigi bavardant avec un jeune homme de la suite du prince. Puis venaient le prince et quelques autres personnes.

Cette courtisane marchait comme une reine. On ne regarda plus qu’elle. Tout à l’heure la grâce d’Ivana avait soulevé d’aimables murmures. Maintenant c’était le silence, une muette admiration devant la beauté, la redoutable beauté. Elle était haute et droite dans le lourd brocart d’une robe d’un bleu glacial balafré d’arabesques d’or. Le décolleté, d’une audace merveilleuse, était coupé par une riche broderie or et rubis. Et l’or continuait à se mêler à la chair, à fusionner avec elle dans d’originales bretelles qui retenaient le peu d’étoffe constituant le corsage, si peu d’étoffe… La jambe était gantée de soie bleue, le pied monté sur un cothurne d’or à talon écarlate. L’une des chevilles était cerclée d’un anneau d’esclavage en forme de serpent qui tordait sa tête de diamant et ses yeux de rubis vers la hautaine majesté qui le traînait dans ses pas… Cette reine des sombres voluptés avait les yeux écartés, la bouche charnue, le nez droit, un visage long et immobile de biche, infiniment aristocratique. Ses cheveux tirés en arrière découvrant un front de marbre, étaient emprisonnés dans une résille ponctuée de perles. Des perles partout, s’égouttaient aux oreilles, sur sa poitrine, aux mailles de sa robe…

Roland avait repris sa position première mais, tout en lui tournant le dos il ne voyait plus que Théodora. Ivana parla, dit une banalité sur le prince.