Le Crime de Sylvestre Bonnard

Le Crime de Sylvestre Bonnard
Anatole France
Publication: 1881
Catégorie(s): Fiction
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos France:
Anatole France, de son nom exact François-Anatole Thibault, est
un écrivain français, né le 16 avril 1844 à Paris, quai Malaquais,
mort le 12 octobre 1924 à Saint-Cyr-sur-Loire (Indre-et-Loire). Il
est considéré comme l’un des plus grands écrivains de la Troisième
République dont il fut également l’un des plus importants critiques
littéraires, et comme l’une des consciences les plus significatives
de son temps, s’engageant en faveur de nombreuses causes sociales
et politiques du début du xxe siècle. Lauréat du Prix Nobel de
littérature en 1921.
Disponible sur Feedbooks France:
Les Dieux ont
soif (1912)
Thaïs
(1890)
Les Sept Femmes de
la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux (1886)
Le Livre de mon
ami (1885)
Le Mannequin
d'osier (1898)
Le Puits de Sainte
Claire (1895)
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Partie 1
La Bûche
J’avais chaussé mes pantoufles et endossé ma robe de chambre.
J’essuyai une larme dont la bise qui soufflait sur le quai avait
obscurci ma vue. Un feu clair flambait dans la cheminée de mon
cabinet de travail. Des cristaux de glace, en forme de feuilles de
fougère, fleurissaient les vitres des fenêtres et me cachaient la
Seine, ses ponts et le Louvre des Valois.
J’approchai du foyer mon fauteuil et ma table volante, et je
pris au feu la place qu’Hamilcar daignait me laisser. Hamilcar, à
la tête des chenets, sur un coussin de plume, était couché en rond,
le nez entre ses pattes. Un souffle égal soulevait sa fourrure
épaisse et légère. À mon approche, il coula doucement ses prunelles
d’agate entre ses paupières mi-closes qu’il referma presque
aussitôt, en songeant : « Ce n’est rien, c’est mon
ami. »
– Hamilcar ! lui dis-je, en allongeant les jambes,
Hamilcar, prince somnolent de la cité des livres, gardien
nocturne ! tu défends contre de vils rongeurs les manuscrits
et les imprimés que le vieux savant acquit au prix d’un modique
pécule et d’un zèle infatigable. Dans cette bibliothèque
silencieuse, que protègent tes vertus militaires, Hamilcar, dors
avec la mollesse d’une sultane !
Car tu réunis en ta personne l’aspect formidable d’un guerrier
tartare à la grâce appesantie d’une femme d’Orient. Héroïque et
voluptueux Hamilcar, dors en attendant l’heure où les souris
danseront, au clair de la lune, devant les Acta sanctorum
des doctes bollandistes.
Le commencement de ce discours plut à Hamilcar, qui l’accompagna
d’un bruit de gorge pareil au chant d’une bouilloire. Mais, ma voix
s’étant élevée, Hamilcar m’avertit, en abaissant les oreilles et en
plissant la peau zébrée de son front, qu’il était malséant de
déclamer ainsi. Et il songeait :
« Cet homme aux bouquins parle pour ne rien dire, tandis
que notre gouvernante ne prononce jamais que des paroles pleines de
sens, pleines de choses, contenant soit l’annonce d’un repas, soit
la promesse d’une fessée. On sait ce qu’elle dit. Mais ce vieillard
assemble des sons qui ne signifient rien. »
Ainsi pensait Hamilcar. Le laissant à ses réflexions, j’ouvris
un livre que je lus avec intérêt, car c’était un catalogue de
manuscrits. Je ne sais pas de lecture plus facile, plus attrayante,
plus douce que celle d’un catalogue. Celui que je lisais, rédigé en
1824 par M. Thompson, bibliothécaire de sir Thomas Raleigh,
pèche, il est vrai, par un excès de brièveté et ne présente point
ce genre d’exactitude que les archivistes de ma génération
introduisirent les premiers dans les ouvrages de diplomatique et de
paléographie. Il laisse à désirer et à deviner. C’est peut-être
pourquoi j’éprouve, en le lisant, un sentiment qui, dans une nature
plus imaginative que la mienne, mériterait le nom de rêverie. Je
m’abandonnais doucement au vague de mes pensées quand ma
gouvernante m’annonça d’un ton maussade que M. Coccoz
demandait à me parler.
Quelqu’un en effet se coula derrière elle dans la bibliothèque.
C’était un petit homme, un pauvre petit homme, de mine chétive, et
vêtu d’une mince jaquette. Il s’avança vers moi en faisant une
quantité de petits saluts et de petits sourires. Mais il était bien
pâle, et, quoique jeune et vif encore, il semblait malade. Je
songeai, en le voyant, à un écureuil blessé. Il portait sous son
bras une toilette verte qu’il posa sur une chaise ; puis,
défaisant les quatre oreilles de la toilette, il découvrit un tas
de petits livres jaunes.
– Monsieur, me dit-il alors, je n’ai pas l’honneur d’être
connu de vous. Je suis courtier en librairie, monsieur. Je fais la
place pour les principales maisons de la capitale, et, dans
l’espoir que vous voudrez bien m’honorer de votre confiance, je
prends la liberté de vous offrir quelques nouveautés.
Dieux bons ! dieux justes ! quelles nouveautés
m’offrit l’homonculus Coccoz ! Le premier volume qu’il me mit
dans la main fut l’Histoire de la Tour de Nesle, avec les
amours de Marguerite de Bourgogne et du capitaine Buridan.
– C’est un livre historique, me dit-il en souriant, un
livre d’histoire véritable.
– En ce cas, répondis-je, il est très ennuyeux, car les
livres d’histoire qui ne mentent pas sont tous fort maussades. J’en
écris moi-même de véridiques, et si, pour votre malheur, vous
présentiez quelqu’un de ceux-là de porte en porte, vous risqueriez
de le garder toute votre vie dans votre serge verte, sans jamais
trouver une cuisinière assez mal avisée pour vous l’acheter.
– Certainement, monsieur, me répondit le petit homme, par
pure complaisance.
Et, tout en souriant, il m’offrit les Amours d’Héloïse et
d’Abélard, mais je lui fis comprendre qu’à mon âge je n’avais
que faire d’une histoire d’amour.
Souriant encore, il me proposa la Règle des jeux de
société : piquet, bésigue, écarté, whist, dés, dames,
échecs.
– Hélas ! lui dis-je, si vous voulez me rappeler les
règles du bésigue, rendez-moi mon vieil ami Bignan, avec qui je
jouais aux cartes, chaque soir, avant que les cinq académies
l’eussent conduit solennellement au cimetière, ou bien encore
abaissez à la frivolité des jeux humains la grave intelligence
d’Hamilcar que vous voyez dormant sur ce coussin, car il est
aujourd’hui le seul compagnon de mes soirées.
Le sourire du petit homme devint vague et effaré.
– Voici, me dit-il, un recueil nouveau de divertissements
de société, facéties et calembours, avec les moyens de changer une
rose rouge en rose blanche.
Je lui dis que j’étais depuis longtemps brouillé avec les roses
et que, quant aux facéties, il me suffisait de celles que je me
permettais, sans le savoir, dans le cours de mes travaux
scientifiques.
L’homonculus m’offrit son dernier livre avec son dernier
sourire. Il me dit :
– Voici la Clef des songes, avec l’explication de
tous les rêves qu’on peut faire : rêve d’or, rêve de voleur,
rêve de mort, rêve qu’on tombe du haut d’une tour… C’est
complet !
J’avais saisi les pincettes, et c’est en les agitant avec
vivacité que je répondis à mon visiteur commercial :
– Oui, mon ami, mais ces songes et mille autres encore,
joyeux et tragiques, se résument en un seul : le songe de la
vie ; et votre petit livre jaune me donnera-t-il la clef de
celui-là ?
– Oui, monsieur, me répondit l’homonculus. Le livre est
complet et pas cher : un franc vingt-cinq centimes,
monsieur.
Je ne poussai pas plus loin mon entretien avec le colporteur.
Que mes paroles aient été prononcées telles que je les rapporte, je
n’oserais l’affirmer. Peut-être les ai-je quelque peu amplifiées en
les mettant par écrit.
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