Philippe de Bergame a dit en 1483 de Jeanne la Pucelle : « Son langage était doux comme celui des femmes de son pays. » Le compagnon à qui elle parlait s’appelle Dimitri. Sans doute il est Russe. Ce sont des gens riches, qui promènent leur ennui par le monde. Il faut plaindre les riches : leurs biens les environnent et ne les pénètrent pas ; ils sont pauvres et dénués au-dedans d’eux-mêmes. La misère des riches est lamentable.

Au bout de ces réflexions, je me trouvai dans une venelle, ou, pour parler napolitain, dans un sotto-portico qui cheminait sous des arches si nombreuses et sous des balcons d’une telle saillie qu’aucune lueur du ciel n’y descendait. J’étais perdu et condamné selon toute apparence à chercher mon chemin toute la nuit. Quant à le demander, il m’eût fallu pour cela rencontrer un visage humain et je désespérais d’en voir un seul. Dans mon désespoir je pris une rue au hasard, une rue ou pour mieux dire un affreux coupe-gorge. C’en avait tout l’air, et c’en était un, car j’y étais engagé depuis quelques minutes quand je vis deux hommes qui jouaient du couteau. Ils s’attaquaient de la langue plus encore que de la lame, et je compris aux injures qu’ils échangeaient que c’étaient deux amoureux. J’enfilai prudemment une ruelle voisine pendant que ces braves gens continuaient à s’occuper de leur affaire, sans se soucier le moins du monde des miennes. Je cheminai quelque temps à l’aventure et m’assis découragé sur un banc de pierre, où je me lamentai d’avoir fui si éperdument et par tant de détours Dimitri et sa compagne à la voix claire.

– Bonjour, signor. Revenez-vous de San-Carlo ? Avez-vous entendu la diva ? Il n’y a qu’à Naples qu’on chante comme elle.

Je levai la tête et reconnus mon hôte. J’étais assis contre la façade de mon hôtel, sous ma propre fenêtre.

 

Monte-Allegro, 30 novembre 1869.

Nous nous reposions, moi, mes guides et leurs mules, sur la route de Sciacca à Girgenti, dans une auberge du pauvre village de Monte-Allegro, dont les habitants, consumés par la mal’aria, grelottent au soleil. Mais ce sont des Grecs encore, et leur gaieté résiste à tout. Quelques-uns d’entre eux entouraient l’auberge avec une curiosité souriante. Un conte, si j’avais su leur en conter un, leur eût fait oublier les maux de la vie. Ils avaient l’air intelligent, et les femmes, bien que hâlées et flétries, portaient avec grâce un long manteau noir.

Je voyais devant moi des ruines rongées par le vent de la mer et sur lesquelles l’herbe même ne croît pas. La morne tristesse du désert règne sur cette terre aride dont le sein gercé nourrit à peine quelques mimosas dépouillés, des cactus et des palmiers nains. À vingt pas de moi, le long d’une ravine, des cailloux blanchissaient comme une traînée d’ossements. Mon guide m’apprit que c’était un ruisseau.

J’étais depuis quinze jours en Sicile. Entré dans cette baie de Palerme, qui s’ouvre entre les deux masses arides et puissantes du Pellegrino et du Catalfano et qui se creuse le long de la Conque d’or, pleine de myrtes et d’orangers, je ressentis une telle admiration que je résolus de visiter cette île, si noble par ses souvenirs et si belle par les lignes de ses collines. Vieux pèlerin, blanchi dans l’Occident barbare, j’osai m’aventurer sur cette terre classique et, m’arrangeant avec un guide, j’allai de Palerme à Trapani, de Trapani à Sélinonte, de Sélinonte à Sciacca, que j’ai quitté ce matin pour me rendre à Girgenti, où je dois trouver le manuscrit de Jean Toutmouillé. Les belles choses que j’ai vues sont si présentes à mon esprit, que je considère comme une vaine fatigue le soin de les décrire. Pourquoi gâter mon voyage en amassant des notes ? Les amants qui aiment bien n’écrivent pas leur bonheur.

Tout à la mélancolie du présent et à la poésie du passé, l’âme ornée de belles images et les yeux pleins de lignes harmonieuses et pures, je goûtais dans l’auberge de Monte-Allegro l’épaisse rosée d’un vin de feu, quand je vis entrer dans la salle une belle jeune femme coiffée d’un chapeau de paille et vêtue d’une robe de foulard écru. Sa chevelure était sombre, son regard noir et brillant. À sa façon de marcher, je la reconnus pour une Parisienne. Elle s’assit. L’hôte posa près d’elle un verre d’eau fraîche avec un bouquet de roses. M’étant levé dès sa venue, je m’écartai un peu de la table, par discrétion, et fis mine d’examiner les images pieuses accrochées aux murs. Je m’aperçus fort bien qu’alors, me voyant de dos, elle fit un petit mouvement de surprise.