Je m’approchai de la
fenêtre et regardai passer les carrioles peintes sur le chemin
pierreux bordé de cactus et de figuiers de Barbarie.
Tandis qu’elle buvait de l’eau glacée, je regardais le ciel. On
goûte, en Sicile, une volupté inexprimable à boire de l’eau fraîche
et à respirer le jour. Je murmurai au-dedans de moi-même le vers du
poète athénien :
Ô sainte lumière, œil du jour
d’or.
Cependant, la dame française m’observait avec une curiosité
singulière et, bien que je me défendisse de la regarder plus qu’il
n’était convenable, je sentais ses yeux sur moi. J’ai le don,
paraît-il, de deviner les regards qui m’atteignent sans rencontrer
les miens. Beaucoup de gens croient posséder aussi cette faculté
mystérieuse ; mais, en réalité il n’y a point de mystère, et
nous sommes avertis par quelque indice si léger qu’il nous échappe.
Il n’est pas impossible que j’aie vu les beaux yeux de cette dame
reflétés dans les vitres de la fenêtre.
Quand je me retournai vers elle nos regards se
rencontrèrent.
Une poule noire vint picorer dans la chambre mal balayée.
– Tu veux du pain, sorcière, dit la jeune femme en lui
jetant des miettes qui restaient sur la table.
Je reconnus la voix que j’avais entendue la nuit à
Santa-Lucia.
– Excusez, madame, dis-je aussitôt. Bien qu’inconnu de
vous, je dois acquitter un devoir en vous remerciant de la
sollicitude que vous a inspirée un vieux compatriote errant sur le
tard, dans les rues de Naples.
– Vous me reconnaissez, monsieur, répondit-elle, je vous
reconnais aussi.
– À mon dos, madame ?
– Ah ! vous avez entendu quand j’ai dit à mon mari que
vous aviez le dos bon. Cela ne peut pas vous déplaire. Je serais
désolée de vous avoir fâché.
– Vous m’avez flatté, au contraire, madame. Et votre
observation me semble, tout au moins dans son principe, juste et
profonde. La physionomie n’est pas que dans les traits du visage.
Il y a des mains spirituelles et des mains sans imagination. Il y a
des genoux hypocrites, des coudes égoïstes, des épaules arrogantes
et de bons dos.
– C’est vrai, me dit-elle. Mais je vous reconnais de
visage. Nous nous étions déjà rencontrés auparavant, en Italie ou
ailleurs, je ne sais plus. Le prince et moi, nous voyageons
beaucoup.
– Je ne crois pas avoir jamais eu l’heureuse fortune de
vous rencontrer, madame, lui répondis-je. Je suis un vieux
solitaire. J’ai passé ma vie sur des livres et n’ai guère voyagé.
Vous l’avez vu à mon embarras, qui vous a fait pitié. Je regrette
d’avoir mené une vie recluse et sédentaire. On apprend sans doute
quelque chose dans les livres, mais on apprend beaucoup plus en
voyant du pays.
– Vous êtes Parisien ?
– Oui, madame. J’habite depuis quarante ans la même maison
et je n’en sors guère. Il est vrai que cette maison est située sur
le bord de la Seine, dans le lieu le plus illustre et le plus beau
du monde. Je vois de ma fenêtre les Tuileries et le Louvre, le
Pont-Neuf, les tours de Notre-Dame, les tourelles du Palais de
justice et la flèche de la Sainte-Chapelle. Toutes ces pierres
parlent : elles me content la prodigieuse histoire des
Français.
À ce discours, la jeune femme semblait émerveillée.
– Votre appartement est sur le quai ? me dit-elle
vivement.
– Sur le quai Malaquais, lui répondis-je, au troisième
étage, dans la maison du marchand de gravures. Je me nomme
Sylvestre Bonnard. Mon nom est peu connu, mais c’est celui d’un
membre de l’Institut, et c’est assez pour moi que mes amis ne
l’oublient pas.
Elle me regarda avec une expression extraordinaire de surprise,
d’intérêt, de mélancolie et d’attendrissement, et je ne pouvais
concevoir qu’un si simple récit pût donner à cette jeune inconnue
des émotions si diverses et si vives.
J’attendais qu’elle expliquât sa surprise, mais un colosse
silencieux, doux et triste entra dans la salle.
– Mon mari, me dit-elle ; le prince Trépof.
Et me désignant à lui :
– Monsieur Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut de
France.
Le prince salua des épaules. Il les avait hautes, larges et
mornes.
– Ma chère amie, dit-il, je suis désolé de vous arracher à
la conversation de M. Sylvestre Bonnard. Mais la voiture est
attelée et il faut que nous arrivions à Mello avant la nuit.
Elle se leva, prit les roses que son hôte lui avait offertes et
sortit de l’auberge. Je la suivis, tandis que le prince surveillait
l’attelage des mules et éprouvait la solidité des sangles et des
courroies. Demeurée sous la treille, elle me dit en
souriant :
– Nous allons à Mello ; c’est un horrible village à
six lieues de Girgenti, et vous ne devineriez jamais pourquoi nous
y allons. N’essayez pas. Nous allons chercher une boîte
d’allumettes.
1 comment