Ils n’ont ni meubles ni linge.
L’ébéniste et le tisserand ne travaillent pas, je pense, pour des
chrétiens de cette confrérie-là !
– Cela est fort triste, Thérèse, et voilà une chrétienne
moins bien pourvue que ce païen d’Hamilcar. Que dit-elle ?
– Monsieur, je ne parle jamais à ces gens-là. Je ne sais ce
qu’elle dit, ni ce qu’elle chante. Mais elle chante toute la
journée. Je l’entends de l’escalier quand j’entre ou quand je
sors.
– Eh bien ! l’héritier des Coccoz pourra dire, comme
l’œuf, dans la devinette villageoise : « Ma mère me fit
en chantant. »
Pareille chose advint à Henri IV. Quand Jeanne d’Albret se
sentit prise des douleurs, elle se mit à chanter un vieux cantique
béarnais :
Notre-Dame du bout du
pont,
Venez à mon aide en cette
heure !
Priez le Dieu du ciel
Qu’il me délivre vite,
Qu’il me donne un
garçon !
Il est évidemment déraisonnable de donner la vie à des
malheureux. Mais cela se fait journellement, ma pauvre Thérèse, et
tous les philosophes du monde ne parviendront pas à réformer cette
sotte coutume. Madame Coccoz l’a suivie et elle chante. Voilà qui
est bien ! Mais, dites-moi, Thérèse, n’avez-vous pas mis
aujourd’hui le pot-au-feu ?
– Je l’ai mis, monsieur, et même il n’est que temps que
j’aille l’écumer.
– Fort bien ! mais ne manquez point, Thérèse, de tirer
de la marmite un bon bol de bouillon, que vous porterez à madame
Coccoz, notre hyper-voisine.
Ma gouvernante allait se retirer quand j’ajoutai fort à
propos :
– Thérèse, veuillez donc, avant tout, appeler votre ami le
commissionnaire, et dites-lui de prendre dans notre bûcher une
bonne crochetée de bois qu’il montera au grenier des Coccoz.
Surtout qu’il ne manque pas de mettre dans son tas une maîtresse
bûche, une vraie bûche de Noël. Quant à l’homonculus, je vous prie,
s’il revient, de le consigner poliment à ma porte, lui et tous ses
livres jaunes.
Ayant pris ces petits arrangements avec l’égoïsme raffiné d’un
vieux célibataire, je me remis à lire mon catalogue.
Avec quelle surprise, quelle émotion, quel trouble j’y vis cette
mention, que je ne puis transcrire sans que ma main
tremble :
« La légende dorée de Jacques de Gênes (Jacques de
Voragine), traduction française, petit in-4°.
» Ce manuscrit, du XIVe siècle, contient, outre
la traduction assez complète de l’ouvrage célèbre de Jacques de
Voragine : 1° les légendes des saints Ferréol, Ferrution,
Germain, Vincent et Droctovée ; 2° un poème sur la
Sépulture miraculeuse de Monsieur saint Germain d’Auxerre.
Cette traduction, ces légendes et ce poème sont dus au clerc Jean
Toutmouillé.
» Le manuscrit est sur vélin. Il contient un grand nombre
de lettres ornées et deux miniatures finement exécutées, mais dans
un mauvais état de conservation ; l’une représente la
Purification de la Vierge, et l’autre le couronnement de
Proserpine. »
Quelle découverte ! La sueur m’en vint au front, et mes
yeux se couvrirent d’un voile. Je tremblai, je rougis et, ne
pouvant plus parler, j’éprouvai le besoin de pousser un grand
cri.
Quel trésor ! J’étudie depuis quarante ans la Gaule
chrétienne et spécialement cette glorieuse abbaye de
Saint-Germain-des-Prés d’où sortirent ces rois-moines qui fondèrent
notre dynastie nationale. Or, malgré la coupable insuffisance de la
description, il était évident pour moi que ce manuscrit provenait
de la grande abbaye. Tout me le prouvait : les légendes
ajoutées par le traducteur se rapportaient toutes à la pieuse
fondation du roi Childebert. La légende de saint Droctovée était
particulièrement significative, car c’est celle du premier abbé de
ma chère abbaye. Le poème en vers français, relatif à la sépulture
de saint Germain, me conduisait dans la nef même de la vénérable
basilique, qui fut le nombril de la Gaule chrétienne.
La Légende dorée est par elle-même un vaste et gracieux
ouvrage. Jacques de Voragine, définiteur de l’ordre de
Saint-Dominique et archevêque de Gênes, assembla au
XIIIe siècle les traditions relatives aux saints de la
catholicité, et il en forma un recueil d’une telle richesse qu’on
s’écria dans les monastères et dans les châteaux :
« C’est la légende dorée ! » La Légende
dorée est surtout opulente en hagiographie italienne. Les
Gaules, les Allemagnes, l’Angleterre y ont peu de place. Voragine
n’aperçoit qu’à travers une froide brume les plus grands saints de
l’Occident. Aussi les traducteurs aquitains, germains et saxons de
ce bon légendaire prirent-ils le soin d’ajouter à son récit les
vies de leurs saints nationaux.
J’ai lu et collationné bien des manuscrits de la Légende
dorée. Je connais ceux que décrit mon savant collègue
M. Paulin Paris, dans son beau catalogue des manuscrits de la
bibliothèque du roi. Il y en a deux notamment qui ont fixé mon
attention. L’un est du XIVe siècle et contient une
traduction de Jean Belet ; l’autre, plus jeune d’un siècle,
renferme la version de Jacques Vignay. Ils proviennent tous deux du
fonds Colbert et furent placés sur les tablettes de cette glorieuse
Colbertine par les soins du bibliothécaire Baluze, dont je ne puis
prononcer le nom sans ôter mon bonnet, car, dans le siècle des
géants de l’érudition, Baluze étonne par sa grandeur. Je connais un
très curieux codex du fonds Bigot ; je connais
soixante-quatorze éditions imprimées, à commencer par leur
vénérable aïeule à toutes, la gothique de Strasbourg, qui fut
commencée en 1471, et terminée en 1475. Mais aucun de ces
manuscrits, aucune de ces éditions ne contient les légendes des
saints Ferréol, Ferrution, Germain, Vincent et Droctovée, aucun ne
porte le nom de Jean Toutmouillé, aucun enfin ne sort de l’abbaye
de Saint-Germain-des-Prés. Ils sont tous au manuscrit décrit par
M. Thompson ce que la paille est à l’or. Je voyais de mes
yeux, je touchais du doigt un témoignage irrécusable de l’existence
de ce document. Mais le document lui-même, qu’était-il
devenu ? Sir Thomas Raleigh était allé finir sa vie sur les
bords du lac de Côme où il avait emporté une partie de ses nobles
richesses. Où donc s’en étaient-elles allées, après la mort de cet
élégant curieux ? Où donc s’en était allé le manuscrit de Jean
Toutmouillé ?
– Pourquoi, me dis-je, pourquoi ai-je appris que ce
précieux livre existe, si je dois ne le posséder, ne le voir
jamais ? J’irais le chercher au cœur brûlant de l’Afrique ou
dans les glaces du pôle si je savais qu’il y fût.
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