Mais je ne sais
où il est. Je ne sais s’il est gardé dans une armoire de fer, sous
une triple serrure, par un jaloux bibliomane ; je ne sais s’il
moisit dans le grenier d’un ignorant. Je frémis à la pensée que,
peut-être, ses feuillets arrachés couvrent les pots de cornichons
de quelque ménagère.
30 août 1862.
Une lourde chaleur ralentissait mes pas. Je rasais les murs des
quais du nord, et, dans l’ombre tiède, les boutiques de vieux
livres, d’estampes et de meubles anciens amusaient mes yeux et
parlaient à mon esprit. Bouquinant et flânant, je goûtais au
passage quelques vers haut sonnants d’un poète de la Pléiade, je
lorgnais une élégante mascarade de Watteau ; je tâtais de
l’œil une épée à deux mains, un gorgerin d’acier, un morion. Quel
casque épais et quelle lourde cuirasse, seigneur ! Vêtement de
géant ? Non, carapace d’insecte. Les hommes d’alors étaient
cuirassés comme des hannetons ; leur faiblesse était en
dedans. Tout au contraire, notre force est intérieure, et notre âme
armée habite un corps débile.
Voici le pastel d’une dame du vieux temps ; la figure,
effacée comme une ombre, sourit ; et l’on voit une main gantée
de mitaines à jour retenir sur des genoux de satin un bichon
enrubanné. Cette image me remplit d’une tristesse charmante. Que
ceux qui n’ont point dans leur âme un pastel à demi effacé se
moquent de moi !
Comme les chevaux qui sentent l’écurie, je hâte le pas à
l’approche de mon logis. Voici la ruche humaine où j’ai ma cellule
pour y distiller le miel un peu âcre de l’érudition. Je gravis d’un
pas lourd les degrés de mon escalier. Encore quelques marches et je
suis à ma porte. Mais je devine, plutôt que je ne la vois, une robe
qui descend avec un bruit de soie froissée. Je m’arrête et m’efface
contre la rampe. La femme qui vient est en cheveux ; elle est
jeune, elle chante ; ses yeux et ses dents brillent dans
l’ombre, car elle rit de la bouche et du regard. C’est assurément
une voisine et des plus familières. Elle tient dans ses bras un
joli enfant, un petit garçon tout nu, comme un fils de
déesse ; il porte au cou une médaille attachée par une
chaînette d’argent. Je le vois qui suce ses pouces et me regarde
avec ses grands yeux ouverts sur ce vieil univers nouveau pour lui.
La mère me regarde en même temps d’un air mystérieux et
mutin ; elle s’arrête, rougit à ce que je crois, et me tend la
petite créature. Le bébé a un joli pli entre le poignet et le bras,
un pli au cou ; et de la tête aux pieds ce sont de jolies
fossettes qui rient dans la chair rose.
La maman me le montre avec orgueil :
– Monsieur, me dit-elle d’une voix mélodieuse, n’est-ce pas
qu’il est bien joli, mon petit garçon ?
Elle lui prend la main, la lui met sur la bouche, puis conduit
vers moi les mignons doigts roses, en disant :
– Bébé, envoie un baiser au monsieur. Le monsieur est
bon ; il ne veut pas que les petits enfants aient froid.
Envoie-lui un baiser.
Et, serrant le petit être dans ses bras, elle s’échappe avec
l’agilité d’une chatte et s’enfonce dans un corridor qui, si j’en
crois l’odeur, mène à une cuisine.
J’entre chez moi.
– Thérèse, qui peut donc être cette jeune mère que j’ai vue
nu-tête dans l’escalier avec un joli petit garçon ?
Et Thérèse me répond que c’est madame Coccoz.
Je regarde le plafond comme pour y chercher quelque lumière.
Thérèse me rappelle le petit colporteur qui, l’an passé, m’apporta
des almanachs pendant que sa femme accouchait.
– Et Coccoz ? demandai-je.
Il me fut répondu que je ne le verrais plus. Le pauvre petit
homme avait été mis en terre, à mon insu et à l’insu de bien
d’autres personnes, peu de temps après l’heureuse délivrance de
madame Coccoz. J’appris que sa veuve s’était consolée ; je fis
comme elle.
– Mais, Thérèse, demandai-je, madame Coccoz ne
manque-t-elle de rien dans son grenier ?
– Vous seriez une grande dupe, monsieur, me répondit ma
gouvernante, si vous preniez souci de cette créature. On lui a
donné congé du grenier, dont le toit est réparé. Mais elle y reste
malgré le propriétaire, le gérant, le concierge et l’huissier. Je
crois qu’elle les a ensorcelés tous. Elle sortira de son grenier,
monsieur, quand il lui plaira, mais elle en sortira en carrosse.
C’est moi qui vous le dis.
Thérèse réfléchit un moment ; puis elle prononça cette
sentence :
« Une jolie figure est une malédiction du
ciel ! »
Bien que sachant à n’en point douter que Thérèse avait été laide
et dépourvue de tout agrément dès sa jeune saison, je hochai la
tête et lui dis avec une détestable malice :
– Hé ! hé ! Thérèse, j’ai appris que, vous aussi,
vous eûtes en votre temps une jolie figure.
Il ne faut tenter nulle créature au monde, fût-ce la plus
sainte.
Thérèse baissa les yeux et répondit :
– Sans être ce qu’on appelle jolie, je ne déplaisais pas.
Et si j’avais voulu j’aurais fait comme les autres.
– Qui donc en oserait douter ? Mais prenez ma canne et
mon chapeau. Je vais lire, pour me récréer, quelques pages du
Moréri. Si j’en crois mon flair de vieux renard, nous aurons à
dîner une poularde d’un fumet délicat. Donnez vos soins, ma fille,
à cette estimable volaille et épargnez le prochain afin qu’il nous
épargne, vous et votre vieux maître.
Ayant ainsi parlé, je m’appliquai à suivre les rameaux touffus
d’une généalogie princière.
7 mai 1863.
J’ai passé l’hiver au gré des sages, in angello cum
libello, et voici que les hirondelles du quai Malaquais me
trouvent à leur retour tel à peu près qu’elles m’ont laissé.
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